— Je paie la croque, en plus, j’ajoute. Et pas dans un routier, madame ne supporte pas.
Je me renfonce dans la banquette, je range le fric et ma main retrouve tout naturellement sa place, entre les genoux frais de la gosse. Un peu au-dessous de Beaune, j’ai gagné pas mal de terrain et Myriam respire de plus en plus vite, de plus en plus fort, à croire qu’elle se met à étouffer dans l’habitacle, les mâchoires serrées à bloc.
Le taxi sifflote quelque chose, on bouffe de l’autoroute, pas précisément à cent trente.
D’une certaine façon, je pourrais dire que je rentre à la maison, si on y rentre jamais. Je n’y rentre pas seul, elle est avec moi. Je pense à des trucs : la vie, la mort, comment ça a commencé, quand ? C’est pas du tout évident, j’essaie de me rappeler ce qui a foiré, le premier dégoût, quand j’ai bifurqué et si je reviendrais comme avant, si je le pouvais.
— Simon, elle murmure, Simon, comme si je m’en allais aux confins de la nuit.
On quitte l’autoroute pour casser la croûte, la nuit tombe et il fait encore tiède, le ciel est lavé. On trouve un relais niché dans des pins ; c’est intime et sympa : des types discutent, au bar, de football et de gailles. On commande des apéros, trois repas, on nous apprête une table avec une nappe étincelante…
Myriam me sourit un peu, pas trop.
Je téléphone de la cabine. Je pourrais encore reculer, retourner en arrière, je ne sais pas, j’ai composé le numéro, ça sonne au bout, longtemps. Je pourrais… J’ai mon correspondant. Je lui demande si Marge est arrivée, il me répond qu’il ne l’a pas encore vue, je lui annonce qu’elle va passer, dans la soirée. Il dit : « Ah, bon… », c’est tout. Je lui demande s’il a de quoi la coucher, il me répond oui, bien sûr, il a de quoi…
On se dit tchao, c’est tout, et je raccroche. En raccrochant, je pense à ce que le type va faire (tout le film se déroule dans ma tête en une seconde) : tirer un gros cube, une Honda ou une grosse Yamaha, récupérer un automatique 11,43 plein, une combinaison et des bottes, un casque intégral.
Après ça, il va aller attendre que Marge rentre de son club, tapi dans la pénombre de son garage souterrain.
J’appelle Tony.
— Tu as vu Verlaine ? il me demande avant que j’aie le temps de dire quoi que ce soit.
— Oui et non.
— Comment il est ?
— Intransportable, vieux…
Il y a un silence lourd, pas très gai, au bout du fil. J’imagine la tronche à Tony, ses souvenirs… J’éprouve pas le besoin de m’étendre.
— Tu rentres quand ?
— Tu as du monde ?
— Du monde ? Ouais… Pourquoi ?
— Pour nous récupérer à Lyon, dans la nuit. Même endroit que d’habitude. Dans… (Je jette un coup d’œil à ma montre, le temps de bouffer, de faire les cent trente bornes qui restent, je calcule large.)… un peu plus de quatre heures, ça te va ?
— Ça me va. C’est mal barré, Simon.
— Non. Duraille, c’est tout.
Il soupire, pas convaincu du tout. J’essaie pas de lui remonter le moral pour le moment, ça serait aussi coriace que de gonfler un pneu de camion avec une pompe à vélo. Je raccroche, vite fait. On aura tout le temps à la villa, parce que c’est à la villa qu’on va habiter, à partir de maintenant et jusqu’à ce que tout le cirque soit terminé.
On mange de bon appétit, les trois, on se tape un vieil Aloxe-Corton, des entrecôtes fondantes avec un petit roux d’échalotes émincées, des pommes paille, la gosse m’adresse par-dessus la table des sourires un peu tristes alors je lui prends la main, je la serre entre mes doigts.
J’aurais pu tout arrêter, mais il aurait bien fallu qu’un jour ou l’autre je remonte aux créneaux, que je recommence, parce que c’est la vie que j’ai choisie, c’est ce que j’ai voulu pendant ces mois passés à attendre entre quatre murs, que la porte s’ouvre, que je sois à nouveau dehors, debout dans le soleil ou sous la pluie, à traîner ma misère.
Dans le bar, un type met un disque, un vieux rock ringard, des gens rigolent. Les doigts de la gosse remuent sous ma paume :
— Tu étais vachement loin.
— Pas tellement.
Je pense au bahut qui attaque une rampe, son pot au-dessus de la cabine, à droite, comme un schnorchel de sous-marin pendant la Seconde Guerre. Je pense à ce qu’il faut, à la tête de Tony quand il va voir la liste, à la tête des autres quand ils vont comprendre ce qu’il leur arrive et qu’ils n’ont plus qu’à raquer ou je fais tout sauter.
Je souris encore plus quand je pense à ce que je vais innover sur le vieux continent : le racket au L.R.A.C., au lance-roquettes antichar, pour être plus précis et détaillé.
En d’autres termes, au bazooka.
Myriam me considère avec attention : elle scrute ma figure, elle devine que je me marre vraiment, je sais pas à quoi, elle esquisse elle aussi un sourire, à grands traits quand même, encore un peu hésitant.
— Quand c’est qu’on arrive ?
— Demain.
Tony est au rendez-vous, troisième niveau du parking de la Part-Dieu, c’est mauvais signe, parce qu’il porte des jeans usés, une veste de treillis de l’armée U.S. et un col roulé en coton noir. Il a des boots aux pieds, pas de bada. Le type, avec lui, c’est un jeune gaillard aux cheveux bruns coupés très courts, bien bâti, avec un teint de surfeur de la côte ouest, des moustaches encore plus fournies et enjôleuses que celles de Tony et quelque chose d’un peu vitreux dans ses yeux couleur aigue-marine.
Ils sortent de la Jaguar, le jeune prend nos sacs, il les fourre dans le coffre. Je fais un minimum de présentations, j’ajoute à tout hasard :
— C’est ma femme, Tony. Je demande qu’elle soit considérée comme ça, à partir de maintenant.
— Okay, okay !
Il n’y a pas beaucoup de lumière, il me fixe quand même dans les yeux. Le jeune s’est remis au volant, il démarre le moteur. Il fait pas de bruit, mais il a l’air d’un jeune dur.
— Tu as écouté les infos, sur la route ? me demande Tony.
— Non.
— Moreau s’est fait exécuter, y a pas une heure, dans son garage, il m’annonce sans me quitter des yeux. Il est descendu de sa CX, un type l’attendait.
Je sors une cigarette, je l’allume. Le type au volant attend, Tony attend, la gosse attend, juchée sur ses échasses, tout le monde attend, même si tout le monde n’attend pas exactement la même chose. J’aspire une grande bouffée de fumée un peu amère, je dis doucement :
— Il faut que je pleure ?
— Moreau, c’était un des types de l’Organisation. Dans le bizeness, il passait pour un juge de paix, un conciliateur, un truc dans ce goût-là, si tu vois ce que je veux dire, un gros bonnet, une espèce d’intouchable.
— Ça va. Intouchable, pas tant que ça. La preuve.
— 11,43. Un contrat.
Je me marre durement. Intouchable, contrat, putain de terminologie de merde, il fallait pas commencer, jamais, jamais savoir ce que ça représentait, ces conneries, des milliards et des milliards, de la sueur, du sang et des larmes, toute la lie, la boue, la pourriture de l’humanité, partout. Intouchable. Dans dix minutes, au prochain bulletin sur Europe, ça va devenir un parrain, un ponte de l’Organisation, celle qui n’existe pas dans ce pays.
Moreau, dans pas longtemps, ça va être un cadavre dans un tiroir de l’I.M.L., une étiquette attachée au gros orteil. 11,43. Je me marre ; je sais pas si le type qui l’a expédié connaissait Marge, qui elle avait été pour nous, les jeunes crevards des années cinquante, avec nos blousons en Tergal, nos pompes blanches et nos Lambretta, Marge pour qui Delon expédiait Ronet au couteau de plongée, en plein soleil, Marge…