Выбрать главу

Il tourne son regard vitreux vers moi.

— Je vous prenais pour un ringard, il dit en souriant à peine. Style survivant du premier R.E.P., l’angoisse, quoi…

— Je pensais que vous alliez me casser la baraque, style survivant de mai 68.

Il tire sur sa cigarette, mais il ne sourit plus. Il hoche la tête.

— Vous casser la baraque…

— Y a plein de trous, c’est pas une baraque, c’est un clapier ouvert à tous les vents.

— Avec cent briques au bout chacun, c’est ça ?

— C’est ça.

— Je crois que j’ai le moyen de boucher pas mal de trous dans votre clapier. À commencer par les problèmes de personnel.

Il fume placidement. Tout en fumant, il m’expose son idée.

— S’il s’agit de tout foutre en l’air, on n’a pas besoin d’une précision absolue des trajectoires. Je suppose qu’il y a de l’essence, de l’huile, des matières combustibles, ne serait-ce que les autres remorques…

— Il y a tout ça.

Il soulève un coude, il tourne la tête un petit peu.

— On peut télécommander la mise à feu.

— On peut. Ils peuvent aussi se pointer et changer l’orientation des tubes.

Il a un rire sec et froid ; un peu le bruit d’un sac d’os qu’on remue à bout de bras.

— Ils auraient pas le temps. Ils auraient même pas le temps de s’approcher à moins de deux mètres. Où c’est que vous allez dégotter les lance-roquettes ?

— Où ils sont, je souris. Tout simplement où ils sont. Au centre mobilisateur 27, un peu au nord-est de la bonne ville de Carcassonne.

Le Surfeur se fend d’un sourire exigu. Il dit rien que deux mots :

— Tout simplement…

Je coince Tony dans la cuisine. Il est en train de se confectionner un sandwich à deux ponts avec de la scarole, des olives noires dénoyautées, du beurre d’anchois, des tranches de tomates et d’œufs durs, du thon à l’huile arrosé de ketchup et du brie de Meaux. Il essaie de dégager en douce, mais j’ouvre la porte du frigo.

— Il nous faut Shadrack, Tony, je dis doucement.

Il ferme les yeux. Il pousse un peu la porte. Je pousse dans l’autre sens. Il rouvre les yeux ; il a un sourire d’une innocence révoltante. Je dépucelle une bière.

Un éclair au loin, tout contre l’horizon.

— Impossible, Shadrack, annonce Tony.

— Impossible ? Il est au placard ?

— Non.

— Il est esquinté ?

— Non.

— Triquard ?

— Non.

— Alors ?

Tony m’observe sans le moindre ressentiment, comme un joli fœtus en train de barboter dans son bocal de formol. Il attaque le sandwich, stationné derrière la porte comme s’il en avait pris son parti.

— S’est marié, il annonce entre deux bouchées.

— Marié ? Shadrack ?

— Marié.

— Avec qui, lui, Shadrack, enfin, je bafouille, avec qui il a ? Il est ?

— Avec la Grenouille, ricane Tony. Ouais mon vieux, parfaitement : avec la Grenouille. Ça te la coupe, hein ?

— À peine, je reconnais.

— C’est pourtant la vérité vraie. Shadrack a convolé en justes noces avec mon ex-femme, la Grenouille, à la fin de la semaine dernière, à Sanary, Var, France…

Je l’observe avec attention. Il m’observe en mâchouillant. Il me vient une question à l’esprit, mais je fais dans le nuancé, la demi-teinte. J’observe simplement, mais sans appuyer, que je savais pas que Tony et son ex, ben, ils étaient plus mariés, je savais pas que ça s’était fait officiellement. Il observe un point sur la mer, à mi-chemin d’ici et d’ailleurs. Il me confesse :

— Moi non plus, je savais pas. J’ai su qu’on était divorcés quand elle m’a montré la photo dans le journal. (Il a l’air lugubre.) Des fois, Simon, tu vois, le divorce, c’est comme quand on est cocu, c’est l’intéressé qui l’apprend le dernier.

— Ça n’empêche quand même pas Shadrack de piloter un ventilateur, quand même ?

— Si, laisse tomber Tony.

— Non.

— Ils sont en voyage de noces. Elle s’est mariée en blanc, y avait même une chiée de demoiselles d’honneur et tout le saint-frusquin, des gamins mignons à croquer déguisés comme des petits pages du Moyen Age… (Il laisse échapper un soupir mélancolique.) Aussi sec que c’était fini, ils se sont tirés en voyage de noces.

— Où ça ?

— J’en sais rien, dit Tony.

Il est accoudé à la porte du frigo. Je me tape quelques gorgées de bière. Ou je suis le dernier des ploucs, ou il y a une combine là-dessous. Je referme la porte, Tony chantonne entre ses dents quelque chose qui ressemble très vaguement à un air du Splendid, mais allez savoir lequel.

— Tony, je dis d’un ton même pas menaçant, on n’a pas quarante-huit heures pour récupérer Shadrack et ta gonzesse. Pas quarante-huit heures…

— C’est plus ma gonzesse, sourit Tony.

— Pour moi, si. Quarante-huit heures. Démerde-toi.

Un éclair vaste et froid comme un plat à barbe envahit la maison. Myriam glisse sa main sous mon bras. Quand elle se déplace, elle fait pas plus de bruit qu’un rêve, un fantôme ou une araignée.

— Quarante-huit heures, je répète.

Le reste est noyé dans le grondement du tonnerre et je dois reconnaître que, de temps en temps, les éléments font un effort touchant pour rendre le son d’une grande plaque de tôle mince agitée devant un micro.

Avec les vibrations en plus.

Au temps zéro moins trente secondes, on est accroupis dans la pinède, en lisière, il fait encore tiède par bouffées et le centre mobilisateur en contrebas n’est qu’une masse de baraquements à peine plus sombres dans le noir velouté de la nuit. Une seule lampe brille tout au fond, au-dessus de la porte coulissante du garage, asticotée par des milliers d’insectes qui n’arrêtent pas de lui tresser une cage lumineuse, de leurs éphémères trajectoires entrelacées.

On a beau tendre l’oreille, c’est le calme plat : pas un bruit, pas le moindre craquement, sauf un chien qui hurle dans le lointain, de temps en temps. Je me retourne sur les talons. Tout le monde porte des treillis de récupération et des Pataugas et le tapis d’aiguilles contribue à amortir le frôlement des pas. On porte aussi des cagoules de motards.

Zéro.

Deux silhouettes indistinctes me passent devant, dévalent le remblai avec des pelles-bêches articulées, des planches et des cisailles ; en quelques bonds elles atteignent la clôture électrique ; à peine le temps de les entrevoir que les deux types sont déjà à plat ventre et attaquent. On n’entend rien, sauf le chien, et si on n’entend rien, les types qui roupillent dans le baraquement sud n’entendent rien non plus.

Tony explore le camp à l’infrarouge.

Il me touche le bras.

— Personne dans la guérite, il me souffle à la figure. Personne dehors de ce côté-ci.

— Pourquoi y aurait quelqu’un dehors ?

— Le règlement ! il ricane doucement.

Le règlement part en couilles, Tony, je pense sans rien dire. De notre temps… De notre temps, face à une demi-douzaine de types résolus, bien armés et convenablement entraînés, qu’est-ce qu’on aurait fait de plus, avec des flingots vides et pas l’ombre d’une raison de se faire crever la paillasse ? Les gosses, maintenant, ils veulent durer et pourquoi pas, après tout, durer, merde alors ?

Le bip des deux taupes grésille à mon oreille. Au cadran de ma Citizen, ça fait pas cinquante secondes qu’ils ont attaqué, mais ils renvoient le bip alors je me redresse à peine, je fais signe et la deuxième vague dévale le remblai, Tony et Ben devant, la gosse et moi sur leurs talons. Myriam a adopté un P.M. Uzi qui traînait tout seul au stand, sous la villa ; elle nous a un peu montré comment elle envisageait le tir crouch, ce qui fait qu’on l’a admise dans le club très fermé, Simon & Co, à main levée et à l’unanimité.