On s’affale dans l’herbe, pas trop loin du numéro deux des taupes, je rampe vers lui en enfilant mes gants en tricot et le Surfeur me confie à l’oreille, sur le même ton qu’il parlerait d’une vieille chtouille :
— Y avait pas de jus dans cette putain de clôture ! Pas la moindre trace de jus !
— Sûr ?
— Un peu ! S’il y en avait eu, votre copain serait aussi ratatiné qu’une vieille merguez, à l’heure qu’il est.
On dirait qu’il est déçu, je sais pas si c’est parce qu’il manque le courant ou parce que le rombier devant en a réchappé.
— Ça va, je coupe court.
Ils ont cisaillé tranquilles ; je rentre la tête et les fesses et je passe en traînant le sac d’intervention. De l’autre côté, la première taupe couvre l’opération, le genou gauche en terre, une 30 x 30 au poing. Je connais pas sa tête, mais à son attitude, il donne vaguement l’impression de se faire chier.
Accroupi, je sors les bombes incapacitantes du sac, deux lacrymos que je fourre dans les poches de treillis.
Tony prend une bombe, Myriam est tout contre la clôture, elle aussi un genou en terre, l’Uzi sur la jambe gauche. Quand Ben est passé, on se redresse et on fait mouvement l’un après l’autre vers les baraquements, en faisant seulement gaffe à pas se marcher dessus.
Le Surfeur et la taupe № 1 longent la clôture et se dirigent, eux, vers le portail d’entrée. Ils ont cinq minutes pour tout ouvrir, pas une de plus. Passé les cinq minutes, je commence le compte à rebours.
Le chef d’unité est un type balèze et trapu, avec un treillis propre et des rangers éblouissants. Il n’arrête pas de dévisager les cagoules tout en reculant. Je lève le museau de mon .45. Il a l’air de savoir de quoi je parle ; il me lance un trousseau. Je lui fais signe d’avancer, de passer devant.
— Ça vous servira à rien ! il ricane froidement. Toutes les armes qui sont entreposées ici sont neutralisées et c’est le chef du dépôt qui a la clé du coffre…
Je refais le même geste, juste un peu plus nerveusement. Il obtempère, en haussant les épaules. Je lui enfonce le canon du Colt dans les côtes, beaucoup plus que ce qui serait nécessaire et Tony donne l’impression de s’énerver. Il manipule sa Thompson comme s’il s’agissait d’un balai de chiottes et qu’il sache pas trop quoi en faire. Dans la lumière jaunâtre de la lampe, je reconnais que ça doit être vachement éprouvant pour les nerfs de l’adjudant-chef Mau Rebell, ces tordus enfouraillés ras la gueule et qui se déplacent sans faire plus de bruit que l’ombre des nuages, mais il faut dire qu’il s’en tire très bien.
Le chef traîne les pieds, les mains à hauteur de la ceinture, les paumes en bas.
Ses chaouches ne traînent rien du tout : ils sont saucissonnés dans leur piaule, avec de l’Albuplast sur la bouche et des boules Quies dans les oreilles, et sous le bandeau, ils peuvent rien voir, pas même distinguer la silhouette sombre adossée à la porte du baraquement, une arme courte au poing.
Le chef Rebell regarde les caisses s’enfourner dans le 4 x 4 rangé à cul devant la porte. Si j’ai bien suivi l’affaire, on en est déjà à une centaine de pistolets mitrailleurs M.A.T. 49, probablement dépourvus de leur tige guide et du ressort récupérateur qui va-t’avec, si en plus on n’en a pas retiré le bloc de culasse mobile, une bonne vingtaine de F.M.B.A.R. calibre 7,62, quatre A.A. 52 canon lourd, une trentaine de pistolets automatiques RA. 50 calibre 9 mm, des grenades à fusil, et on continue à engranger.
C’est avec un visible serrement de cœur que le sous-off regarde partir les quatre tubes lance-roquettes qu’il venait juste de prendre en compte quinze jours auparavant, les quatre tubes plus deux caisses à munitions contenant chacune quinze projectiles et les glaces de rechange du système de visée…
Il a déjà eu le temps de s’attacher.
Il se console sûrement en se disant qu’on l’a dans l’oignon, que les projectiles, c’est des roquettes d’exercice, qu’on est en train de se crever le dard pour peau de balle, avec toute cette ferraille hors d’état de nuire.
Mon chrono fait tilt, on charge encore deux caisses de bricoles, le moteur du 4 x 4 tousse et démarre. Les autres montres ont dû faire tilt aussi. On saute sur Rebell, on le saucissonne comme tout le monde, pour faire plus plouc j’arrache les fils du téléphone, une bonne poignée et on se fond dans la nuit dehors.
Le portail est grand ouvert, un type accroupi de chaque côté. Le Surfeur drive le bahut comme un dieu, tout en douceur, il a pas allumé les phares, mais on distingue la route vaguement phosphorescente entre les grandes herbes, devant. Il pile au portail. Les deux derniers montent. On vient de se farcir un dépôt de l’armée, ça a été à peu près aussi duraille que piquer un bonbon à un môme de la maternelle et aussi excitant que s’embourber une pute vite fait.
La gosse se serre contre moi.
Elle a retiré sa cagoule, elle se fait vaguement mousser les cheveux. Elle remarque d’une voix acerbe :
— C’est toujours comme ça, un truc de commando ?
— Quand ça marche, ouais.
— Ah bon ! C’étaient des ploucs, vos mecs.
— On se plaint pas ! je grogne. Dis donc, Surfeur, ça t’ennuierait d’allumer les loupiotes avant qu’on se soit viandés ?
Il tourne la tête vers moi. Ses yeux et ses dents luisent un instant, pas longtemps.
— Vous avez besoin ?
— Ça peut quand même aider, non ?
Il hausse les épaules. Je sens que ça l’emballe pas, je sors une cigarette, je l’allume. Au bout de quelques minutes, je vais remettre le couvert, mais c’est pas la peine, il m’explique :
— Pour moi, c’est comme en plein jour, en ce moment. Je sais pas s’il y a une explication scientifique…
— Il y a une explication scientifique, je dis d’un ton cassant. C’est pour ça, les lunettes noires, le jour ?
— C’est pour ça.
Je soupire un grand coup, tout en haussant les épaules à mon tour. Je suppose qu’il sait ce qu’il fait, en tous les cas, on ne sort pas de la route, on prend même le virage qu’il faut, comme il faut, quand il le faut, sans trop mouliner. J’ai gagné le gros lot, je me balade avec un taré complètement nyctalope et une fille qui s’emmerde pendant une opération commando super-chiadée, réalisée à plus de quatre cents bornes des bases de départ et à peine moins toc qu’une pièce de trois balles, je me remplis les poumons de bonne fumée bien âcre.
— Simon, murmure Myriam, je voulais pas te vexer.
— Je suis pas vexé.
— C’est vrai, c’était super-bien tes idées, les types en couverture, le minutage archiprécis, tout ça, on sent l’ancien professionnel…
— Tu crois ? je m’inquiète.
— C’est sûr. Remarque, on aurait pu rentrer par le portail, se servir et se tirer, c’était pareil. Mais ça enlève rien à tes qualités de professionnel. Rien du tout…
On arrive en haut de la colline, je reconnais le coin et le Surfeur lève le pied avec pas mal d’élégance. Une lune ronde et rouge s’est levée au-dessus des arbres, louche comme un gendarme boiteux.
Ça fait cinq minutes, une odeur bien particulière traîne dans l’habitacle, une odeur de ce patchouli dont les gosses de tous les sexes imaginables s’arrosent pour faire plus mieux Katmandou, que ce soit à Lille ou à Carpentras, une bonne vieille odeur d’herbe.