Le Surfeur vire large, sans emphase, et arrête le bahut à côté d’une grosse masse sombre, plutôt pataude, entre la lune et nous, un machin qui a l’air à genoux sur ses coudes. On dégage du bahut, la gosse se tapote les cheveux, la tête en arrière.
La masse sombre, c’est le ventilateur que Shadrack, Tony et Manu ont tiré dans l’après-midi, après que tous les pleins, toutes les vérifications aient été faits. Un Puma civil, un magnifique Puma bleu ardoise et blanc vif, pratiquement tout neuf.
Dans la cabine de l’hélico, Shadrack fait semblant de roupiller, les mains sur le manche comme s’il les avait oubliées là. Je comprends ses sentiments, mais je ne les partage pas. Personne aime se faire emmerder en plein voyage de noces, c’est un fait.
La lune monte doucement, toujours aussi sinistre. Je me tourne vers Manu. Le gros soupire en se tapotant le gras de la cuisse avec le museau du .45.
— Qu’est-ce tu veux que j’te dise ? (Il hausse les épaules.) Il fait la gueule depuis le début, depuis le moment où on l’a coxé en train de faire ses courses, sur le parking du Casino. Depuis, il a pas arrêté de faire la gueule. Qu’est-ce tu veux que je te dise ?
— Rien ! je grogne. Shadrack, tu es pas raisonnable. D’abord, qu’est-ce que c’est que cette histoire de mariage avec la Grenouille ?
Pas de réponse. Pas de réponse, bonne réponse.
— Il fait la gueule, répète Manu. Il arrête pas.
— Vous l’avez travaillé au corps, quand vous… quand il a… quand vous vous êtes rencontrés ? je soupçonne.
— Pas du tout ! s’indigne Manu. Pas du tout !
— Pas du tout ! ricane Shadrack. (Il secoue sa belle gueule bouclée de Berbère, il regarde la lune avec une indignation parfaitement feinte, il lève ses grandes mains au ciel. Manu se soulève sur une fesse et Shadrack se renfonce dans son siège, à toute vitesse. Il prend quand même la lune à témoin.)
— Un fade de cent bâtons, je lui rappelle.
— J’veux pas un centime, il me rappelle. Je marche dans la combine parce que vos types m’ont braqué. J’veux pas toucher un centime qui provienne de l’Organisation. Je veux continuer mon petit job honnête. (Il tourne la tête vers moi, mais dans la pénombre, ça avance à rien. Il me demande :) Ça vous tente pas, les jackpots, Simon ? Putain, ça marche pourtant le tonnerre. Bientôt, on en installera même dans les couloirs des maternités pour que les mecs et les grosses s’emmerdent moins en attendant…
Manu prend le .45 par le canon, bien couché dans la main. Shadrack la boucle aussi sec. Une main me tape sur l’épaule. C’est Tony :
— On a fini le transbordement, les tubes sont brêlés… Nous sommes ça y est, on peut vas-y…
Shadrack soupire à fendre l’âme.
On roule en Camaro sans dire grand-chose, Myriam est étendue dans le siège du conducteur, les bras souples, elle arrête pas d’attaquer comme si on avait la moitié de l’enfer au cul et je reconnais que je ferais pas mieux.
Le jour se lève devant, juste dans l’axe du capot, pour ainsi dire à midi, et il nous inonde de ses rayons rougeâtres. Je me passe la main sur la figure.
— Ils doivent être arrivés, observe la gosse.
— Ils doivent…
— Fâché ?
— Tu penses…
J’allume la radio de bord ; on attend les infos. Je crève la dalle et rien ne vient au bulletin de sept heures, rien sur le pillage d’un dépôt d’armes dans la nuit, alors j’enfonce une cassette dans le lecteur, n’importe laquelle au hasard, ça chique pas, je tombe sur Tiny Grimes. J’aurais pu tomber plus mal, mais à peine.
On s’arrête dans un troquet, on s’y enfile des crèmes et deux corbeilles de croissants. Myriam m’observe sans sourire. Au bout d’un moment, elle se marre.
— Combien de chances tu crois qu’on a qu’ils raquent, en face ?
— Pas derche, je reconnais. J’ai un peu foutu le boxon dans le jeu, la commande est partie, on a les tubes et du monde sur chacun des trois chimistes de service, mais s’ils veulent pas cracher au bassinet…
— S’ils veulent pas ?
Je fais un petit geste qui suggère une explosion assez étouffée. Elle m’observe très attentivement, elle touille le reste de son troisième crème, elle ajoute du sucre.
— Je crois pas qu’ils vont aimer, si tu fais ça, elle dit doucement.
Je me fous qu’ils aiment ou pas. J’aime pas non plus ce qu’ils font, ni la manière qu’ils ont d’expédier ceux qui les gênent un tant soit peu. Je lui explique tout ça : elle commande un autre crème, une autre corbeille de croissants, elle se masse doucement l’estomac et rigole :
— J’ai un vrai petit cheval, là-dedans.
J’allume une cigarette, je rigole une octave plus bas, le résultat n’a rien de convaincant. On s’attarde dans le style péquenot attendrissant, la radio du bistrot distille du Verchu. Quand on ressort, il fait déjà moins frais, le ciel est très bleu mais on sent qu’il va encore faire une journée torride. On remonte dans la Camaro, je remets la radio, on tombe en plein flash spécial d’information.
— Ils parlent pas des tubes, remarque Myriam quand le plus gros est passé. C’est quoi, des FAMAS ?
Je lui explique.
— Vous les aviez pas vus ?
— On les avait vus.
— Ça se négocie bien ?
— Encore assez…
Elle met le contact. Je lui commence une conférence sur le nouveau fusil d’assaut français, elle m’interrompt :
— C’est vrai que vous bossez avec l’E.T.A. ?
— L’E.T.A., mon cul, je rigole. L’E.T.A., c’est moi, miss…
— Y disent vraiment n’importe quoi, hein ?
— N’importe quoi, mon chou.
— Il s’appelait vraiment Mau Rebell, le chef ?
— À en croire son badge, oui.
— Tu crois que ça va marcher ?
— Y a pas de raison, je dis doucement.
— Que ça marche ou que ça marche pas ?
— Que ça marche pas.
— Y a longtemps que tu bosses avec les autres, Tony, Manu et Ben ?
Je cherche, je cherche pour voir quand on a commencé à tourner ensemble, les conneries qu’on a faites au bahut, ou dans les petites rues du vieux Nice, dans le temps. Aussi loin que je puisse remonter, ils ont toujours été là, ces enflés.
— Ben, elle demande, c’est vraiment ton frangin ?
— Ouais.
— On dirait pas. Ça lui arrive de se marrer ?
— Comme tout le monde : pas souvent.
— C’est des durs, hein ?
— Comme tout le monde.
— Cent briques, ça fait du bruit, non ?
— Pas autant qu’une grenade.
— Cent briques… Qu’est-ce qu’on va foutre avec tout ce fric ?
Je coupe la radio ; après Tiny Grimes, on a droit à Art Blakey et ses Jazz Messengers, et la gosse persiste à foncer droit devant, comme une bombe. C’est vrai ; qu’est-ce qu’on va foutre, avec tout ce fric ? On va se faire chier comme avant, ni plus ni moins qu’avant.
Je m’étends dans le siège, je m’étire. Entre le fric et nous, il reste quelques jours et le patron de l’entrepôt où le bahut va aller se ranger tranquillement, dans environ quarante-huit heures. Un type trapu aux cheveux blancs avec des yeux d’un bleu de porcelaine naïve, un autre ancien, un autre dur, dirait la gosse, Kayser Camille, un schpountz bon teint puissant comme un taureau et plus vif qu’un furet. Kayser… La dernière fois qu’on s’est vus sur le terrain, ça s’est terminé à coups de pétard par un match nul, et ça me fait plaisir de le retrouver parce qu’en plus, il est plus malin qu’un singe et aussi vicieux qu’un âne arabe.