Décrocher. Se tirer…
Je baisse la tête. Surfeur a une main par terre, je la vois, celle qui tenait le pistolet, l’autre sous la fesse gauche, quelque part, je la vois pas, je vois seulement le poignet qui fait un angle insolite avec l’avant-bras.
Il relève la tête millimètre par millimètre. À travers un voile blanchâtre, j’aperçois ses yeux vides. Déjà trop loin.
C’est sûr qu’il en chie : au moins autant que j’en chie moi-même. Je cherche le pistolet, un pistolet, en grognant, pendant que ça continue à se dilater, de plus en plus ; c’est maintenant glacé même entre mes jambes. On se quitte pas des yeux, comme deux alcoolos qui en finissent pas de se chercher pour se poivrer mutuellement.
Myriam crie quelque chose. Je vois rien. Elle crie contre moi, elle me dit quelque chose ; je flanque un coup de savate à Surfeur, à l’épaule, et son buste bascule, il se plie en deux aux hanches, il s’étale presque à plat ventre, parallèle à la caisse, sa main gauche apparaît, pliée, les doigts serrés sur le petit boîtier noir.
Le reste…
Tout s’embrase, la terre, le ciel, le tonnerre gronde et se répercute au-delà des collines et un immense nuage noir monte à l’assaut du soleil tout droit, des cailloux et de la terre passent en sifflant au-dessus de nos têtes, une plaque de tôle virevolte très haut, un des pylônes du périmètre vacille et s’effondre doucement en pliant sur lui-même. La baffe des explosions ; un des tracteurs saute en se cabrant à peine, une torche plus ou moins humaine court en zigzag entre les pans de flammes.
Surfeur ne bouge plus.
Myriam me tient, à bras-le-corps.
Je sens ses seins contre mes côtes ; elle a la tête près de mon épaule. Je lui dégoise des mots sans suite ; elle ne dit rien, elle essaie de me tirer. J’essaie de contourner la voiture dont la tôle me brûle les paumes, j’essaie d’escalader le remblai. Le nuage obscurcit le ciel et des grandes flammes rouges ne cessent pas de s’enrouler et de monter à des vingt trente mètres ; on lutte en silence.
Fini. C’est fini.
J’ai froid aux doigts, j’ai froid dans le ventre. Il reste une boule chaude, même brûlante, près du sternum ; ça fait pas tellement, tellement mal ; je sais pas qui a gagné, lui, moi, qui sait ?
Je sais seulement que c’est long d’en finir, même quand on n’a jamais cessé de le souhaiter, presque depuis le départ. Elle me tire en arrière. Tout le dépôt crame, embrasé d’un bout à l’autre. Une vague explosion de temps en temps.
On tourne le dos, on commence à escalader le raidillon ; il reste une trentaine de mètres, je les fais presque à genoux, toujours en dégoisant des conneries sans queue ni tête. Elle me tient, elle me tire, elle ne dit rien, elle n’écoute pas. Quand je trébuche, elle me soulève. J’escalade une colline. Deux collines. Je voulais aller en haut, jusqu’en haut. Je suis en train de monter. Centimètre par centimètre. Surfeur ne manquait pas de cran. Il a fait ce qu’il a pu. J’ai fait ce que j’ai pu. Tout est bien.
Tout part en couilles, mais tout est bien.
Il fait de plus en plus froid, en montant maintenant.
De plus en plus froid, de plus en plus sombre…
À flanc de colline, pas loin, le ventilateur bleu et blanc est en train de s’élever. C’est beau. Il dérive, parallèlement à la ligne de crêtes ; il est encore en contrebas et en grondant il s’élève. C’est très beau. Aux commandes, il y a Shadrack qui scrute le sol qui défile doucement et s’enfonce. Il cherche.
Campée sur ses jambes écartées, Myriam agite les bras. La Puma hésite et tourne son museau. Le vent des pales nous balaie la figure, un anneau de poussière naît et s’élargit sous l’appareil, enveloppe la silhouette de la gosse. La figure tournée vers moi, elle crie quelque chose que je n’entends pas. Elle se protège la tête avec ses bras.
La Puma se dandine sur place ; ses roues vont bientôt toucher le sol. Bientôt. Je ferme les yeux sur les turbines jumelées, sur la poussière qui les crible et me crisse dans la bouche.
21
C’est quand même pas ma faute si tout ce bordel n’était qu’un jeu de cons.
C’est quand même pas ma faute si je suis en train de crever.
Peut-être.