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Je la tiens bien à plat et elle boit, comme si elle jouait le temps. Elle bouge la tête, mais pas très fort, elle avale régulièrement, elle remonte les mains, elle dessine quelque chose. Une seconde, elle me regarde, une seconde, pas plus : elle a un regard lucide, presque pas suppliant. Ils ont tous ce regard-là, à un moment ou à un autre. Plus de force. Plus rien. J’enlève la bouteille et la tête roule sur le côté ; elle a les mains ouvertes.

Dans ma veste de treillis, j’ai un cylindre en aluminium brossé, un petit attirail de camé : un nécessaire de survie des G.I. ‘s au Viêt-Nam. C’est pratique et étanche. Dedans, il y a une seringue chargée, un barillet d’aiguilles. J’en choisis une assez fine, je la fixe au bout et je pousse un peu sur le piston.

Quand c’est prêt, je lui prends la tête doucement, je la tourne vers moi et je lui ouvre la bouche.

Je passe dix minutes à tout nettoyer, j’arrange les bouteilles qu’elle a saignées, je récupère son mégot, la routine. Je laisse la lumière allumée dans la chambre, puis je me tire sur la pointe des pieds.

Le plus délicat, c’est le verrou. Je tourne la grosse molette du bout des doigts, je comprime le pêne avec un morceau de Celluloïd du format et de l’épaisseur d’une carte de crédit, puis je tire doucement la porte. J’enlève le cellulo et le verrou se ferme comme un grand. Un seul tour, mais c’est bien suffisant.

J’essaie d’ouvrir. Le verrou claque.

Je range le cellulo et je tourne les talons.

Je ne sais toujours pas où est Verlaine, mais j’ai déjà une idée de la région. En plus, j’ai une trique phénoménale. Quand le jour se lève, je me promène du côté de Notre-Dame. Des pigeons se dandinent devant moi. J’ai tout jeté dans la Seine, le cellulo, le cylindre et les gants en latex, mais pas au même endroit, et le cellulo a mis un temps fou à tomber en virevoltant avant de toucher l’eau grise.

5

Je zone un chouia, pas longtemps, à peine deux jours entre La Courneuve et les routes du Sud, je fais un tour, je passe un max de coups de grelot et au trentième, j’ai Tony l’Arméno en ligne sur la quatre. Tony, la dernière fois que je l’ai vu, il stationnait entre deux pandores sur un quai de la gare du Nord. Il portait un big bada en poil de loutre, sa paire de moustaches en guidon de vélo, un costard impec à quatre cents sacs et des écrase-merde deux tons, impossibles à homologuer.

Au bout de la chaîne des menottes, il trimballait la Grenouille, une grosse du genre, dans les quinze à seize balais, qu’on en dégotte une dizaine dans n’importe quelle shrimp-salade sur les Champs-Élysées, sauf que ses quinze balais, ça remontait déjà à l’époque du Lambretta et des Chaussettes Noires, quand on avait tous (sauf elle) une bonne vingtaine de kilos de moins…

On commence par se bigophoner.

Ensuite, on tombe d’accord pour un vieux rembour en pleine nature, vite fait. Tony, comme d’habitude, il chipote ; il fait trop chaud, ça fait des bornes, des conneries. On se retrouve sur un parking le long de l’autoroute, un peu au nord d’Avallon.

Quand j’arrive, il fait gris et lourd. Tony est solo ; il a toujours les mêmes moustaches qui ont l’air d’être passées au brou de noix, un chouette costard en alpaga noir, une chemise noire en soie et une cravetouze jaune citron, comme les godasses.

On commence par se taper dans le dos cinq bonnes minutes, on se serre les mains, parce que l’Arméno, c’est un tendre, le mec, un affectif, même si c’est aussi un champion du fosbury flop, de la chaussette et du .44.40.

Après, il écarte les mains et il me dit, comme pour s’excuser de la bagnole et du reste :

— Je suis sans un. Plus un flèche. Ils m’ont tout bouffé, ces putains de bavards, des vrais morbacks, les salopes. Il me reste plus que le pain de fesses, mec, le pain de fesses ou l’Agence pour l’Emploi, tu te rends compte ?

Je me rends compte.

La bagnole, c’est une vieille Jaguar quinze ans d’âge. Sans la perquisitionner, je sais que dedans il y a une chaîne stéréo avec des bandes d’Artie Shaw et de Carlos Gardel, un frigo avec du bourbon et de l’anisette, des verres en cristal et un humidor.

Tony s’active. Il va au coffre, il l’ouvre et sort un casse-dalle pour bétonnière, une table de camping et deux chaises de metteur en scène pliantes. Il prend celle où il y a marqué Tony et il me file l’autre. Sur l’autre, il y a peint M. Monrœ.

— Tu te fous de ma gueule ?

Il me dit, l’air sombre et la moustache en bas :

— C’était celui de la Grenouille.

— C’était ?

— C’était.

— Ah ! merde…

— Tu veux du bayonne, Sim ?

— Ouais.

— Un coup de chablis ?

— Ouais. Elle a calanché, Tony ?

— Non. Elle s’est tirée.

On se regarde plus ou moins dans le jaune des yeux, on secoue les épaules, les deux ; il y a des tas de trucs qu’on n’a jamais pu bien comprendre. Le chablis est juste frais. Je regarde les bagnoles qui filent au bout du parking ; il y a de tout ; des Chevrolet et des Porsche, des 4 L bourrées comme des œufs ; on commence à voir les premiers camping-cars à l’américaine. Tony bouffe et me regarde. Il déclare :

— C’est duraille, Simon. On dirait presque que c’est pas le même type. Il faut pas m’en vouloir, mais ça fait une vache d’impression, c’est comme de rencontrer un autre mec, si tu vois ce que je veux dire.

Je vois tellement que j’aurais presque envie de l’étrangler entre mes doigts, tout doucement. Je vois d’autant mieux que c’est ce qui m’arrive tous les matins, avec ou sans G de B, pendant que je me rase, cette tronche venue d’ailleurs, à peu près aussi mobile qu’une boule de pâte à modeler. Heureusement, il reste les yeux. On dirait que ces deux cons m’observent, tranquilles, et qu’ils n’en perdent pas une miette. Avec le temps, ça va se passer ; il n’y a pas de raison.

C’est comme une reconversion.

Une reconversion dans la peau d’un autre : la mienne. Costaud, hein ?

— C’est à cause de quoi, tes tifs ? il me demande.

— Les toubibs savent pas. Ils ont dit que c’était le choc, pour dire quelque chose.

Il secoue la tête, comme quoi il a compris :

— Ils ont mis un sacré bout de temps à te sortir du trou. Des heures et des heures. La Grenouille voulait même rentrer des Baléares, quand elle a su.

Je me marre tout seul. Ça m’arrive.

— Tu reveux du bayonne ? il demande.

— Merci…

— Il y a de la mortadelle, aussi.

Je fais non de la tête ; lui, il fait oui et, résultat des courses, il me fourre une assiette en carton entre les doigts. En même temps, il n’arrête pas de me regarder à la dérobée. Il essaie de superposer deux images : Simon avant et Simon après, et il n’y arrive pas.

J’ai pas envie de l’écouter déconner cent sept ans. Je pose l’assiette sur le bord de la table, je sors une cigarette.

— Tu as du nouveau ?

— Pas tellement. (Il se bagarre encore avec le gras du bayonne, le schlass en l’air au risque de s’éborgner. En même temps, il regarde une camionnette Ford qui se pointe au ralenti. Le mec descend pisser un coup. Une Camargue défile en face, avec deux planches à voile sur le pavillon. On pourrait le prendre pour un charlot, Tony, à le voir comme ça en train de saucissonner. Remarquez, rien n’interdit non plus de prendre un piranha pour un poisson rouge.)