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Un des rares trucs que j'ai retenus de l'école c'est la théorie d'un grand philosophe de l'Antiquité qui disait que l'important, ce n'est pas le lieu où on se trouve, c'est l'état d'esprit dans lequel on est.

Je me souviens qu'il écrivait ça à un de ses copains qui avait le bourdon et qui voulait voyager. L'autre lui disait grosso modo que c'était pas la peine étant donné qu'il allait se trimballer son paquet d'emmerdements avec lui. Le jour où le prof nous a raconté ça, ma vie a changé.

C'est une des raisons pour laquelle j'ai choisi un métier dans le manuel.

Je préfère que ce soit mes mains qui réfléchissent. C'est plus simple.

A l'armée, tu rencontres un beau ramassis d'abrutis. Je vis avec des mecs dont j'aurais jamais eu idée avant. Je dors avec eux, je fais ma toilette avec eux, je bouffe avec eux, je fais le gugus avec eux quelquefois même, je joue aux cartes avec eux et pourtant, tout en eux me débecte. C'est pas la question d'être snob ou quoi, c'est simplement que ces mecs-là n'ont rien. Je ne parle pas de la sensibilité, non, ça c'est comme une insulte, je parle de peser quelque chose.

Je vois bien que je m'explique mal mais je me comprends, si tu prends un de ces gars et que tu le poses sur une balance, évidemment t'auras son poids mais en vrai, il ne pèse rien…

Y a rien en eux que tu pourrais considérer comme la matière. Comme des fantômes, tu peux passer ton bras à travers leur corps et tu touches que du vide bruyant. Eux, ils te diront que si tu passes ton bras à travers leur corps, tu risques surtout de t'en prendre une. Ouarf ouarf.

Au début, j'avais des insomnies à cause de tous ces gestes et de toutes leurs paroles incroyables et puis maintenant, je m'y suis habitué. On dit que l'armée, ça vous change un homme, personnellement l'armée m'aura rendu encore plus pessimiste qu'avant.

Je suis pas près de croire en Dieu ou en un Truc Supérieur parce que c'est pas possible d'avoir créé exprès ce que je vois tous les jours à la caserne de Nancy-Bellefond.

C'est marrant, je me rends compte que je cogite plus quand je suis dans le train ou le R.E.R… Comme quoi l'armée a quand même du bon…

Quand j'arrive à la gare de l'Est, j'espère toujours secrètement qu'il y aura quelqu'un pour m'attendre. C'est con. J'ai beau savoir que ma mère est encore au boulot à cette heure-là et que Marc est pas du genre à traverser la banlieue pour porter mon sac, j ai toujours cet espoir débile.

Là encore, ça n'a pas loupé, avant de descendre les escalators pour prendre le métro, j'ai jeté un dernier regard circulaire au cas où y'aurait quelqu'un… Et à chaque fois dans les escalators, mon sac me paraît encore plus lourd.

Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part… C'est quand même pas compliqué.

Bon allez, il est temps que je rentre à la maison et qu'on se fasse une bonne baston avec Marco parce que là, je commence à cogiter un peu trop et je vais péter une durit. En attendant je vais m'en griller une sur le quai. C'est interdit je sais, mais qu'ils y viennent me chercher des embrouilles et je leur dégaine ma carte militaire.

Je travaille pour la Paix moi, Mônsieur! Je me suis levé à quatre heures du matin pour la France moi, Mâdame.

Personne à la gare de Corbeil… ça c'est plus raide. Ils ont peut-être oublié que j'arrivais ce soir…

Je vais y aller à pied. J'en ai trop marre des transports en commun. C'est de tous les trucs en commun que j'en ai marre je crois.

Je croise des mecs du quartier avec qui j'étais à l'école. Ils n'insistent pas pour me serrer la main, c'est sûr, un bidasse, ça craint.

Je m'arrête au café qui est à l'angle de ma rue. Si j'avais passé moins de temps dans ce café, probable que j'aurais pas le risque de pointer à l'A.N.P.E. dans six mois. A une époque, j'étais plus souvent derrière ce flipper que sur les bancs du collège… J'attendais cinq heures et quand les autres déboulaient, ceux qui s'étaient tapé le baratin des profs toute la journée, je leur revendais mes parties gratuites. Pour eux c'était une bonne affaire: ils payaient moitié prix et avaient une chance d'inscrire leurs initiales sur le tableau d'honneur.

Tout le monde était content et je m'achetais mes premiers paquets de clopes. Je te jure qu'à ce moment-là je croyais que j'étais le roi. Le roi des cons oui.

Le patron me dit:

– Alors?… toujours l'armée? – Ouais.

– C'est bien ça!

– Ouais…

– Viens donc me voir un soir après la fermeture qu'on cause tous les deux… faut dire que moi, j'étais dans la Légion et c'était quand même aut'chose… On nous aurait jamais laissé sortir comme ça pour un oui ou pour un non… ça j'te l'dis.

Et c'est parti au comptoir pour refaire la guerre avec des souvenirs d'alcoolos. La Légion…

Je suis fatigué. J'en ai plein le dos de ce sac qui me cisaille l'épaule et le boulevard n'en finit pas. Quand j'arrive devant chez moi le portail est fermé. Putain c'est le comble. J'ai comme une envie de chialer là.

Je suis debout depuis quatre heures du mat', je viens de traverser la moitié du pays dans des wagons qui puent et maintenant, il serait peut-être temps de me lâcher la grappe vous croyez pas?

Les chiens m'attendaient. Entre Bozo qui hurle de joie à la mort et Micmac qui fait des bonds de trois mètres… c'est la fête. On peut dire que ça c'est de l'accueil!

Je jette mon sac par dessus bord et je fais le mur comme au temps des mobylettes. Mes deux chiens me sautent dessus et, pour la première fois depuis des semaines, je me sens mieux. Alors comme ça, y'en a quand même, des êtres vivants qui m'aiment et qui attendent après moi sur cette petite planète. Venez là mes trésors. Oh oui, t'es beau toi, oh oui t'es beau…

La maison est éteinte.

Je pose mon sac à mes pieds sur le paillasson, je l'ouvre et je pars à la recherche de mes clefs qui sont tout au fond sous des kilos de chaussettes sales.

Les chiens me précèdent et je vais pour allumer le couloir… plus de courant.

Hé merrrrde. Hé merde.

A ce moment-là j'entends cet enfoiré de Marc qui dit:

– Eh tu pourrais être poli devant tes invités. Il fait toujours noir. Je lui réponds:

– Qu'est-ce que c'est que ces conneries?…

– Non mais t'es incorrigible deuxième classe Bricard. Plus de gros mots on te dit. On n'est pas à la caserne de Ploucville ici, alors tu surveilles ton langage sinon je ne rallume pas.

Et il rallume.

Manquait plus que ça. Tous mes potes et la famille qui sont là dans le salon avec un verre à la main en train de chanter "Joyeux Anniversaire" sous des guirlandes.

Ma mère me dit:

– Mais pose ton sac, mon grand. Et elle m'apporte un verre.

C'est la première fois qu'on me fait un truc pareil. Je ne dois pas être beau à voir avec ma tête d'ahuri.

Je vais serrer la main à tout le monde et embrasser ma grand-mère et mes tantes.

Quand j'arrive vers Marc, je vais pour lui filer une baffe mais il est avec une fille. Il la tient par la taille. Et moi, au premier regard, je sais déjà que je suis amoureux d'elle.

Je lui donne un coup de poing dans l'épaule et en la désignant du menton, je demande à mon frère:

– C'est mon cadeau?

– Rêve pas, ducon, il me répond.

Je la regarde encore. Il y a comme un truc qui fait le mariole dans mon ventre. J'ai mal et elle est belle.

– Tu la reconnais pas?

– Non.

– Mais si c'est Marie, la copine de Rebecca…