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Il y a aussi tout ce qui concerne la bouffe. Les auberges du Cheval Blanc, les resto-routes, les promos de L'Arche. Il y a les plats du jour, les pichets, les nappes en papier. Tous ces visages qu'on croise et qu'on ne reverra jamais…

Et les culs des serveuses qui sont répertoriés, cotés et mis à jour mieux que dans le guide Michelin. (Ils appellent ça le guide Micheline.)

Il y a la fatigue, les itinéraires, la solitude, les pensées. Toujours les mêmes et qui tournent toujours dans le vide.

La bedaine qui vient doucement et les putes aussi. Tout un univers qui crée une barrière infranchissable entre ceux qui sont de la route et ceux qui n'y sont pas.

Grosso modo mon travail consiste à faire le tour du propriétaire.

Je suis en contact avec les responsables-alimentation des moyennes et grandes surfaces. Ensemble on définit des stratégies de lancement, des perspectives de vente et des réunions d'information sur nos produits.

Pour moi, c'est un peu comme si je me baladais avec une belle fille sous le bras en vantant ses charmes et tous ses mérites. Comme si je voulais lui trouver un beau parti.

Mais ce n'est pas tout de la caser, encore faut-il qu'on s'occupe bien d'elle et quand j'en ai l'occasion, je teste les vendeuses pour savoir si elles mettent la marchandise en avant, si elles n'essayent pas de vendre du générique, si le torchon est bien déplié comme à la télé, si les andouillettes baignent dans leur gelée, si les pâtés sont dans de vraies terrines façon ancienne, si les saucissons sont pendus comme s'ils étaient en train de sécher, et si et si et si…

Personne ne remarque tous ces petits détails et pouffant, c'est ce qui fait la différence Paul Pridault.

Je sais que je parle trop de mon boulot et que ça n'a rien à voir avec ce que je dois écrire.

En l'occurrence c'est du cochon mais j'aurais pu vendre aussi bien du rouge à lèvres ou des lacets de chaussures. Ce que j'aime c'est les contacts, la discussion et voir du pays. Surtout ne pas être enfermé dans un bureau avec un chef sur le dos toute la journée. Rien que d'en parler, ça m'angoisse.

Le lundi 29 septembre 1997, je me suis levé à six heures moins le quart. J'ai ramassé mes affaires sans bruit pour éviter que ma femme ne grogne. Ensuite j'ai eu à peine le temps de prendre ma douche parce que je savais que la voiture était à sec et je voulais en profiter pour vérifier la pression des pneus.

J'ai bu mon café à la station Shell. C'est un truc que je déteste. L'odeur du diesel qui se mélange avec celle du café sucré me donne toujours un peu envie de vomir.

Mon premier rendez-vous était à huit heures et demie à Pont-Audemer. J'ai aidé les magasiniers de Carrefour à monter un nouveau présentoir pour nos plats sous vide. C'est une nouveauté qu'on vient de sortir en association avec un grand chef. (Faut voir les marges qu'il se prend pour montrer sa bonne bouille et sa toque sur l'emballage, enfin…)

Le second rendez-vous était prévu à dix heures dans la Z.I. de Bourg-Achard.

J'étais un peu à la bourre, surtout qu'il y avait du brouillard sur l'autoroute.

J'ai éteint la radio parce que j'avais besoin de réfléchir.

Je me faisais du souci pour cet entretien, je savais qu'on était sur la sellette avec un concurrent important et pour moi c'était un gros challenge. D'ailleurs, j'ai même failli rater la sortie.

A treize heures j'ai reçu un coup de téléphone paniqué de ma femme:

– Jean-Pierre, c'est toi?

– Ben qui veux-tu que ce soit?

– … Mon Dieu… Ca va?

– Pourquoi tu me demandes ça?

– A cause de l'accident évidemment! Ca fait deux heures que j'essaye de t'appeler sur ton portable mais ils disent que toutes les lignes sont saturées! Ca fait deux heures que je suis là à stresser comme une malade! J'ai appelé ton bureau au moins dix fois! Mais merde! Tu aurais pu m'appeler quand même, tu fais chier à la fin…

– Mais attends de quoi tu me parles là… de quoi tu me parles?

– De l'accident qui a eu lieu sur l' A 13 ce matin. Tu ne devais pas prendre l' A 13 aujourd'hui?

– Mais quel accident?

– Je rêve!!! C'est TOI qui écoutes France Info toute la journée!!! Tout le monde ne parle que de ça. Même à la télé! De l'accident horrible qui a eu lieu ce matin près de Rouen.

– Bon allez je te laisse, j'ai plein de boulot… J'ai rien fait depuis ce matin, je me voyais déjà veuve. Je me voyais déjà en train de jeter une poignée de terre dans le trou. Ta mère m'a appelée, ma mère m'a appelée… Tu parles d'une matinée.

– Eh nan! désolé… c'est pas pour cette fois! Faudra attendre encore un peu pour te débarrasser de ma mère.

– Espèce d'idiot.

– Eh Flo…

– Quoi?

– Je t'aime.

– Tu me le dis jamais.

– Et là? Qu'est-ce que je fais?

– … Allez… à ce soir. Rappelle ta mère sinon c'est elle qui va y passer.

A dix-neuf heures j'ai regardé les infos régionales. L'horreur.

Huit morts et soixante blessés.

Des voitures broyées comme des canettes.

Combien?

Cinquante? Cent?

Des poids lourds couchés et complètement brûlés. Des dizaines et des dizaines de camions du S.A.M.U. Un gendarme qui parle d'imprudence, de vitesse excessive, du brouillard annoncé la veille et de certains corps qui n'ont pas encore pu être identifiés. Des gens hagards, silencieux, en larmes.

A vingt heures j'ai écouté les titres du journal de T.F.1. Neuf morts cette fois.

Florence crie depuis la cuisine:

– Arrête avec ça! Arrête! Viens me voir.

On a trinqué dans la cuisine. Mais c'était pour lui faire plaisir car le coeur n'y était pas.

C'est maintenant que j'avais peur. Je n'ai rien pu manger et j'étais sonné comme un boxeur trop lent.

Comme je n'arrivais pas à dormir ma femme m'a fait l'amour tout doucement.

A minuit, j'étais de nouveau dans le salon. J'ai allumé la télé sans le son et j'ai cherché une cigarette partout.

A minuit et demi, j'ai remonté un tout petit peu le volume pour le dernier journal. Je n'arrivais pas à détacher mon regard de l'amas de tôles qui s'éparpillaient dans les deux sens de l'autoroute.

Quelle connerie.

Je me disais: les gens sont quand même trop cons. Et puis un routier est apparu sur l'écran. Il portait un tee-shirt marqué Le Castellet. Je n'oublierai jamais son visage.

Ce soir-là, dans mon salon, ce gars a dit:

– D'accord, y avait le brouillard et c'est sûr les gens roulaient trop vite mais tout ce merdier ça serait jamais arrivé si l'autre connard n'avait pas reculé pour rattraper la sortie de Bourg-Achard. De la cabine, j'ai tout vu, forcément. Y en a deux qu'ont ralenti à côté de moi et puis après j'ai entendu les autres s'encastrer comme dans du beurre. Croyez-moi si vous pouvez mais je voyais rien dans les rétros. Rien. Du blanc. J'espère que ça t'empêche pas de dormir mon salaud.

C'est ce qu'il m'a dit. A moi.

A moi, Jean-Pierre Faret, à poil dans mon salon.

C'était hier.

Aujourd'hui, j'ai acheté tous les journaux. A la page 3 du Figaro du mardi 30 septembre: UNE FAUSSE MANOEUVRE

SUSPECTEE

"La fausse manœuvre d'un conducteur, qui aurait fait marche arrière à l'échangeur de Bourg-Achard (Eure), serait à l'origine de l'enchaînement qui a causé la mort de neuf personnes hier matin dans une série de carambolages sur l'autoroute A 13. Cette erreur aurait provoqué le premier carambolage, dans le sens province-Paris, et l'incendie du camion-citerne qui s'est aussitôt ensuivi. Les flammes auraient alors attiré l'attention de… "