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– Ben nan…

– Bon ben alors On emprunte la bagnole de ton père, on roule peinard et dans quelques heures, on la remet bien gentiment là où on l'a prise et c'est tout.

– Nan nan pas la Jaguar… (silence)… pas la Jaguar.

– Attends, moi. Je me trouve quelqu'un pour m'emmener. T'es vraiment trop con. C'est le squat de l'été et tu veux qu'on se pointe avec ta bétaillère. Pas question. Est-ce qu'elle roule d'abord?

– Ouais elle roule.

– Puuutain mais c'est pas vrai ça… Il tire sur la peau de ses joues.

– De toute façon, sans moi, tu peux pas entrer.

– Ouais ben entre pas y aller ou y aller avec ta poubelle j'sais pas ce qui est le mieux… Hé tu feras gaffe qui reste pas une poule hein?

Sur la route du retour. Cinq heures du matin. Deux garçons gris et fatigués qui sentent la clope et la transpiration mais pas la fornication (belle fête, mauvaise pioche, ça arrive).

Deux garçons silencieux sur la D 49 entre Bonneuil et Cissé-le-Duc en Indre-et-Loire.

– Eh ben tu vois… On l'a pas cassée… Hein… tu vois… C'était pas la peine de faire chier avec tes "nan nan". Y pourra l'astiquer demain le gros Jean-Raymond, la voiture à papa…

– Pffff… Pour ce que ça nous aura servi… On aurait pu prendre l'autre…

– C'est vrai que de ce côté-là, ceinture… Il se touche l'entrejambe.

– … T'as pas vu beaucoup de monde toi hein Enfin… j'ai quand même un rencard demain avec une blonde à gros nichons pour un tennis…

– Laquelle?

– Tu sais celle qui…

Cette phrase il ne l'a jamais terminée parce qu'un sanglier, un cochon d'au moins cent cinquante kilos a traversé juste à ce moment-là, mais sans regarder, ni à droite ni à gauche, cet abruti.

Un sanglier très pressé qui revenait peut-être d'une boum et qui avait peur de se faire engueuler par ses parents.

Ils ont d'abord entendu le crissement des pneus et puis un énorme "bonk" à l'avant. Alexandre Devermont a dit:

– Et merde.

Ils se sont arrêtés, ils ont laissé leur portière ouverte et ils sont allés voir. Le cochon raide mort et l'aile avant droite raide morte: plus de pare-chocs, plus de radiateur, plus de phares et plus de carrosserie. Même le petit sigle Jaguar en avait pris un coup. Alexandre Devermont a redit:

– Et merde.

Il était trop éméché et trop fatigué pour prononcer un mot de plus. Pourtant, à ce moment-là très exactement, il avait déjà clairement conscience de l'immense étendue d'emmerdements qui l'attendait. Il en avait clairement conscience.

Franck a donné un coup de pied dans la panse du sanglier et il a dit:

– Bon ben on va pas le laisser là. Au moins qu'on le ramène, ça fera de la barbaque à manger…

Alexandre a commencé à se marrer tout doucement:

– Ouais, c'est bon le cuissot de sanglier…

C'était pas drôle du tout, c'était même dramatique comme situation mais le fou rire arrivait. A cause de la fatigue sûrement et de la nervosité.

– C'est ta mère qui va être contente…

– Ca c'est sûr, elle va être drôlement contente!

Et ces deux petits cons, ils riaient tellement qu'ils en avaient mal au bide.

– Bon ben… on va le foutre dans le coffre

– Ouais.

– Merde!

– Quoi encore?!

– Y a plein de trucs…

– Hein?

– Il est plein je te dis Y a le sac de golf de ton père et plein de caisses de pinard là-dedans…

– Ah merde…

– Qu'est-ce qu'on fait?

– On va le foutre derrière, par terre…

– Tu crois?

– Ouais, attends. Je vais mettre un truc pour protéger les coussins… Regarde dans le fond de la malle si tu vois pas un plaid…

– Un quoi?

– Un plaid.

– C'est quoi?

– … Le truc à carreaux vert et bleu là, tout au fond…

– Ah! une couverture… une couverture de parigots quoi…

– Ouais si tu veux… Allez, magne.

– Attends je vais t'aider. C'est pas la peine qu'on lui tache ses sièges en cuir en plus…

– T'as raison.

– Putain ce qu'il est lourd!…

– Tu m'étonnes.

– Y pue en plus.

– Eh Alex… c'est la campagne…

– Fait chier la campagne.

Ils sont remontés en voiture. Aucun problème pour redémarrer, visiblement le moteur n'avait rien. C'était déjà ça.

Et puis quelques kilomètres plus loin: la grosse grosse frayeur. D'abord du bruit et des grognements dans leur dos.

Franck a dit:

– Putain mais c'est qu'il est pas mort ce con! Alexandre n'a rien répondu. Trop c'était trop quand même. Le cochon a commencé à se relever et à se tourner dans tous les sens.

Franck a pilé et il a gueulé:

– Hé on se casse maintenant! Il était tout blanc.

Les portes ont claqué et ils se sont éloignés de la voiture. A l'intérieur c'était la merde totale. La Merde Totale.

Les fauteuils en cuir couleur crème, défoncés. Le volant, défoncé. Le levier de vitesse en loupe d'orme, défoncé, les appuie-tête, défoncés. Tout l'intérieur de la caisse, défoncé, défoncé, défonce.

Devermont junior, anéanti.

L'animal avait les yeux exorbités et de l'écume blanche autour de ses grosses dents crochues. A voir, c'était horrible.

Ils ont décidé d'ouvrir la porte en se cachant derrière puis de monter se réfugier sur le toit. C'était peut-être une bonne tactique mais ça ils ne le sauront jamais parce qu'entre-temps, le cochon s'était enfermé à l'intérieur en piétinant le bouton de la fermeture centralisée.

Et la clef était restée sur le tableau de bord.

Ah ça… on peut dire que quand tout se déglingue, tout se déglingue.

Franck Mingeaut a sorti un téléphone portable de la poche intérieure de sa veste, très classe et il a tapé le 18, très emmerdé.

Quand les pompiers sont arrivés, la bête s'était un peu calmée. A peine. Disons qu'il n'y avait plus rien à détruire.

Le chef des pompiers a fait le tour de la voiture. Quand même, il était impressionné. Il n'a pas pu s'empêcher de dire:

– Un si beau véhicule, ça fait de la peine té.

La suite est insoutenable, pour les gens qui aiment les belles choses…

Un des hommes est ailé chercher une énorme carabine, une espèce de bazooka. Il a éloigné tout le monde et il a visé. Le cochon et la vitre ont explosé en même temps.

L'intérieur de la voiture repeint à neuf: rouge. Du sang, même au fond de la botte à gants, même entre les touches du téléphone de bord.

Alexandre Devermont était hébété. On aurait pu croire qu'il ne pensait plus. Du tout. A rien. Ou seulement à s'enterrer vivant ou à retourner contre lui le bazooka du pompier.

Mais non, il pensait aux ragots dans le pays et à l'aubaine que ça allait être pour les écolos…

Il faut dire que son père a non seulement une magnifique Jaguar mais aussi des visées politiques tenaces pour contrer les Verts.

Parce que les Verts veulent interdire la chasse et créer un Parc Naturel et n'importe quoi d'autre, du moment que ça emmerde les gros propriétaires terriens.

C'est un combat auquel il tient énormément et qui était presque gagné à ce jour. Encore hier soir, à table, en découpant le canard il disait:

– Tiens! En voilà un que Grolet et sa bande de peigne-culs ne verront plus dans leurs jumelles!!! Ah Ah Ah!

Mais là… le sanglier qui explose en mille morceaux dans la Jaguar Sovereign du futur conseiller régional, ça va un peu gêner aux entournures. Sûrement un peu, non?