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Y'a même des poils collés contre les vitres.

Les pompiers sont repartis, les flics sont repartis. Demain une dépanneuse viendra charger le… la… enfin le… truc gris métallisé qui encombre la chaussée.

Nos deux compères marchent le long de la route, veste de smoking jetée sur l'épaule. Il n'y a rien à dire. De toute façon, au point où en sont les choses, ce n'est même plus la peine de penser non plus.

Franck dit:

– Tu veux une cigarette? Alexandre répond:

– Ouais je veux bien.

Ils marchent comme ça un bon moment. Le soleil se lève dans les champs, le ciel est rose et quelques étoiles s'attardent encore un peu. On n'entend pas le moindre bruit. Seulement le froissement des herbes à cause des lapins qui courent dans les fossés.

Et puis Alexandre Devermont se retourne vers son ami et lui dit:

– Alors Et cette blonde, là, dont tu me parlais… celle qui a les gros nichons…, c'est qui cette fille?

Et son ami lui sourit.

Pendant des années

Pendant des années j'ai cru que cette femme était en dehors de ma vie, pas très loin peut-être mais en dehors.

Qu'elle n'existait plus, qu'elle vivait très loin, qu'elle n'avait jamais été aussi belle que ça, qu'elle appartenait au monde du passé. Le monde de quand j'étais jeune et romantique, quand je croyais que l'amour durait toujours et que rien n'était plus grand que mon amour pour elle. Toutes ces bêtises.

J'avais vingt-six ans et j'étais sur le quai d'une gare. Je ne comprenais pas pourquoi elle pleurait tant. Je la serrais dans mes bras et m'engouffrais dans son cou. Je croyais qu'elle était malheureuse parce que je partais et qu'elle me laissait voir sa détresse. Et puis quelques semaines plus tard, après avoir piétiné mon orgueil comme un malpropre au téléphone ou en gémissant dans des lettres trop longues, j'ai fini par comprendre.

Que ce jour-là elle flanchait parce qu'elle savait qu'elle regardait mon visage pour la dernière fois, que c'était sur moi qu'elle pleurait, sur ma dépouille.

Et que la curée ne lui faisait pas plaisir.

Pendant des mois, je me suis cogné partout.

Je ne faisais attention à rien et je me suis cogné partout. Plus j'avais mal, plus je me cognais.

J'ai été un garçon délabré admirable: tous ces jours vides où j'ai donné le change. En me levant, en travaillant jusqu'à l'abrutissement, en me nourrissant sans faire d'histoires, en buvant des bières avec mes collègues et en continuant de rire grassement avec mes frères alors que la moindre pichenette du moindre d'entre eux aurait suffi à me briser net.

Mais je me trompe. Ce n'était pas de la vaillance, c'était de la connerie: parce que je croyais qu'elle reviendrait. J'y croyais vraiment.

Je n'avais rien vu venir et mon coeur s'était complètement déglingué sur un quai de gare un dimanche soir. Je n'arrivais pas à me résoudre et je me cognais dans tout et n'importe quoi.

Les années qui ont suivi ne m'ont fait aucun effet. Certains jours je me surprenais à penser:

– Tiens c'est bizarre… je crois que je n'ai pas pensé à elle hier… Et au lieu de m'en féliciter, je me demandais comment c'était possible, comment j'avais réussi à vivre une journée entière sans penser à elle. Son prénom surtout m'obsédait. Et deux ou trois images d'elle très précises. Toujours les mêmes.

C'est vrai. J'ai posé les pieds par terre le matin, je me suis nourri, je me suis lavé, j'ai enfilé des vêtements sur moi et j'ai travaillé.

Quelquefois j'ai vu le corps nu de quelques filles. Quelquefois mais sans douceur. Emotions: néant.

Et puis enfin, quand même, j'ai eu ma chance. Alors que ça m'était devenu égal.

Une autre femme m'a rencontré. Une femme très différente est tombée amoureuse de moi, qui portait un autre prénom et qui avait décidé de faire de moi un homme entier. Sans me demander mon avis, elle m'a remis d'aplomb et m'a épousé moins d'un an après notre premier baiser, échangé dans un ascenseur pendant un congrès.

Une femme inespérée. Il faut dire que j'avais si peur. Je n'y croyais plus et j'ai dû la blesser souvent. Je caressais son ventre et mon esprit divaguait. Je soulevais ses cheveux et j'y cherchais une autre odeur. Elle ne m'a jamais rien dit. Elle savait que ma vie de fantôme ne ferait pas long feu. A cause de son rire, à cause de sa peau et à cause de tout ce fatras d'amour élémentaire et désintéressé qu'elle avait à me donner. Elle avait raison. Ma vie de fantôme m'a laissé vivre heureux.

Elle est dans la pièce d'à côté en ce moment. Elle est endormie.

Professionnellement, j'ai réussi mieux que je ne l'aurais imaginé. Il faut croire que l'âpreté paye, que j'étais au bon endroit au bon moment, que j'ai su prendre certaines décisions, que… Je ne sais pas.

En tout cas je vois bien dans l'oeil étonné autant que soupçonneux de mes anciens copains de promo que tout cela les déconcerte: une jolie femme, une jolie carte de visite et des chemises coupées sur mesure… avec si peu de moyens au départ. Ca laisse perplexe.

A l'époque j'étais surtout celui qui ne pensait qu'aux filles, enfin… qu'à cette fille, celui qui écrivait des lettres pendant les cours magistraux et qui ne regardait pas les culs ni les seins ni les yeux ni rien d'autre aux terrasses des cafés. Celui qui prenait le premier train pour Paris tous les vendredis et qui revenait triste et les yeux cernés le lundi matin en maudissant les distances et le zèle des contrôleurs. Plutôt Arlequin que golden boy, c'est vrai.

Comme je l'aimais, je négligeais mes études et comme je foirais mes études, entre autres flottements, elle m'a abandonné. Elle devait penser que l'avenir était trop… incertain avec un type dans mon genre.

Quand je lis mes relevés de banque aujourd'hui, je vois bien que la vie est une drôle de farceuse.

Donc j'ai vécu comme si de rien n'était.

Bien sûr, en souriant, il nous arrivait de parler entre nous, ma femme et moi ou avec des amis, de nos années d'étudiants, des films et des livres qui nous avaient façonnés et de nos amours de jeunesse, des visages négligés en cours de route et qui nous venaient à l'esprit par hasard. Du prix des cafés et de tout ce genre de nostalgie… Cette partie de notre vie posée sur une étagère. Nous y faisions un peu de poussière. Mais je ne m'appesantissais jamais. Oh non.

A une époque, je me souviens, je passais tous les jours devant un panneau qui indiquait le nom de la ville où je savais qu'elle vivait, avec le nombre de kilomètres.

Tous les matins, en me rendant à mon bureau et tous les soirs en en revenant, je jetais un coup d'oeil à ce panneau. J'y jetais un coup d'oeil, c'est tout. Je ne l'ai jamais suivie. J'y ai pensé mais l'idée même de mettre mon clignotant c'était comme de cracher sur ma femme.

Pourtant j'y jetais un coup d'oeil, c'est vrai.

Et puis j'ai changé de boulot. Plus de panneau.

Mais il y avait toujours d'autres misons, d'autres prétextes. Toujours. Combien de fois me suis-je retourné dans la rue, le coeur en vrille parce que j'avais cru apercevoir un bout de silhouette qui… ou une voix que… ou une chevelure comme…?

Combien de fois?

Je croyais que je n'y pensais plus mais il me suffisait d'être un moment seul dans un endroit à peu près calme pour la laisser venir.

A la terrasse d'un restaurant un jour, c'était il y a moins de six mois, alors que le client que je devais inviter n'arrivait pas, j'ai été la rechercher dans mes souvenirs. J'ai desserré mon col et j'ai envoyé le garçon m'acheter un paquet de cigarettes. Ces cigarettes fortes et âcres que je fumais à l'époque. J'ai allongé mes jambes et refusé qu'on débarrasse le couvert d'en face. J'ai commandé un bon vin, un Gruaud-Larose je crois… et tandis que je fumais les yeux mi-clos en savourant un petit rayon de soleil, je la regardais s'approcher.