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J'entendais les petits qui se chamaillaient et je n'avais plus du tout envie de parler. J'avais envie de raccrocher. J'ai fini par lâcher

– Quand?

– C'est toi qui me dis.

– Demain?

– Si tu veux.

– Où?

– A mi-chemin entre nos deux villes. A Sully par exemple…

– Tu peux conduire?

– Oui. Je peux conduire.

– Qu'est-ce qu'il y a à Sully?

– Ben pas grand-chose j'imagine… on verra bien. On n'a qu'à s'attendre devant la mairie…

– A l'heure du déjeuner?

– Oh non. C'est pas très rigolo de manger avec moi tu sais… Elle se forçait à rire encore.

– … Après l'heure du déjeuner ça serait mieux.

Il n'a pas pu s'endormir cette nuit-là. Il a regardé le plafond en ouvrant grand ses yeux. Il voulait les garder bien secs. Ne pas pleurer.

Ce n'était pas à cause de sa femme. Il avait peur de se tromper, de pleurer sur la mort de sa vie intérieure à lui plutôt que sur sa mort à elle. Il savait que s'il commençait, il ne pourrait plus s'arrêter.

Ne pas ouvrir les vannes. Surtout pas. Parce que depuis tant d'années maintenant qu'il paradait et qu'il grognait sur la faiblesse des gens. Des autres. De ceux qui ne savent pas ce qu'ils veulent et qui traînent toute leur médiocrité après eux.

Tant d'années qu'il regardait avec une tendresse de merde le temps de sa jeunesse. Toujours, quand il pensait à elle, il relativisait, il faisait semblant d'en sourire ou d'y comprendre quelque chose. Alors qu'il n'avait jamais rien compris.

Il sait parfaitement qu'il n'a aimé qu'elle et qu'il n'a jamais été aimé que par elle. Qu'elle a été son seul amour et que rien ne pourra changer tout ça. Qu'elle l'a laissé tomber comme un truc encombrant et inutile. Qu'elle ne lui a jamais tendu la main ou écrit un petit mot pour lui dire de se relever. Pour lui avouer qu'elle n'était pas si bien que ça. Qu'il se trompait. Qu'il valait mieux qu'elle. Ou bien qu'elle avait fait l'erreur de sa vie et qu'elle l'avait regretté en secret. Il savait combien elle était orgueilleuse. Lui dire que pendant douze ans elle avait morflé elle aussi et que maintenant elle allait mourir.

Il ne voulait pas pleurer et pour s'en empêcher, il se racontait n'importe quoi. Oui, c'est ça. N'importe quoi. Sa femme en se retournant, a posé sa main sur son ventre et aussitôt il a regretté tous ces délires. Bien sûr qu'il a aimé et été aimé par une autre, bien sûr. Il regarde ce visage près de lui et il prend sa main pour l'embrasser. Elle sourit dans son sommeil.

Non il n'a pas à gémir. Il n'a pas à se mentir. La passion romantique, hé ho, ça va un moment. Mais maintenant basta, hein. En plus demain après-midi ça ne l'arrange pas trop à cause de son rendez-vous avec les gars de Sygma II. Il va être obligé de mettre Marcheron sur le coup et ça vraiment, ça ne l'arrange pas parce qu'avec Marcheron…

Il n'a pas pu s'endormir cette nuit-là. Il a pensé à plein de choses.

C'est comme ça qu'il pourrait expliquer son insomnie, sauf que sa lampe éclaire mal et qu'il n'y voit rien et que, comme au temps des gros chagrins, il se cogne partout.

Elle n'a pas pu s'endormir cette nuit-là mais elle a l'habitude. Elle ne dort presque plus. C'est parce qu'elle ne se fatigue plus assez dans la journée. C'est la théorie du médecin. Ses fils sont chez leur père et elle ne fait que pleurer.

Pleurer: Pleurer. Pleurer.

Elle se brise, elle lâche du lest, elle se laisse déborder. Elle s'en fout, elle pense que maintenant ça va bien, qu'il faudrait passer à autre chose et dégager la piste parce que l'autre a beau dire qu'elle ne se fatigue pas, il n'y comprend rien avec sa blouse proprette et ses mots compliqués. En vérité elle est épuisée. Epuisée.

Elle pleure parce que, enfin, elle a rappelé Pierre. Elle s'est toujours débrouillée pour connaître son numéro de téléphone et plusieurs fois, ça lui est arrivé de composer les dix chiffres qui la séparaient de lui, d'entendre sa voix et de raccrocher précipitamment. Une fois même, elle l'a suivi pendant toute une journée parce qu'elle voulait savoir où il vivait et quelle était sa voiture, où il travaillait, comment il s'habillait et s'il avait l'air soucieux. Elle a suivi sa femme aussi. Elle avait été obligée de reconnaître qu'elle était jolie et gaie et qu'elle avait des enfants de lui.

Elle pleure parce que son coeur s'est remis à battre aujourd'hui alors qu'elle n'y croyait plus depuis longtemps: Elle a eu une vie plus dure que ce qu'elle aurait imaginé. Elle a surtout connu la solitude. Elle croyait que c'était trop tard maintenant pour sentir quelque chose, qu'elle avait mangé tout son pain blanc. Surtout depuis qu'Ils se sont excités un jour sur une prise de sang, un examen de routine passé par hasard parce qu'elle se sentait patraque. Tous, les petits docteurs et les grands professeurs, avaient un avis sur ce truc-là mais plus grand chose à dire quand il s'était agi de l'en sortir.

Elle pleure pour tellement de raisons qu'elle n'a pas envie d'y penser. C'est toute sa vie qui lui revient dans la figure. Alors, pour se protéger un peu, elle se dit qu'elle pleure pour le plaisir de pleurer et c'est tout.

Elle était déjà là quand je suis arrivé et elle m'a souri. Elle m'a dit c'est sûrement la première fois que je ne te fais pas attendre, tu vois il ne fallait pas désespérer et moi je lui ai répondu que je n'avais pas désespéré.

Nous ne nous sommes pas embrassés. Je lui ai dit tu n'as pas changé. C'est idiot comme remarque mais c'était ce que je pensais sauf que je la trouvais encore plus belle. Elle était très pâle et on voyait toutes ses petites veines bleues autour de ses yeux, sur ses paupières et sur ses tempes. Elle avait maigri et son visage était plus creux qu'avant. Elle avait l'air plus résignée alors que je me souviens de l'impression de vif-argent qu'elle donnait avant. Elle ne cessait de me regarder. Elle voulait que je lui parle, elle voulait que je me taise. Elle me souriait toujours. Elle voulait me revoir et moi je ne savais pas comment bouger mes mains ni si je pouvais fumer ou toucher son bras.

C'était une ville sinistre. Nous avons marché jusqu'au jardin public un peu plus loin.

Nous nous sommes raconté nos vies. C'était assez décousu. Nous gardions nos secrets. Elle cherchait ses mots. A un moment, elle m'a demandé la différence entre désarroi et désoeuvrement. Je ne savais plus. Elle a fait un geste pour me signifier que, de toute façon, c'était sans importance. Elle disait que tout cela l'avait rendue trop amère ou trop dure en tout cas trop différente de ce qu'elle était vraiment à l'origine.

Nous n'avons presque pas évoqué sa maladie sauf au moment où elle a parlé de ses enfants en disant que ce n'était pas une vie pour eux. Peu de temps avant, elle avait voulu leur faire cuire des nouilles et même ça, elle n'y était pas arrivée à cause de la casserole d'eau qui était trop lourde à soulever et que non vraiment, ça n'était plus une vie. Ils avaient eu plus que leur temps de chagrin à présent.

Elle m'a fait parler de ma femme et de mes enfants et de mon travail. Et même de Marcheron. Elle voulait tout savoir mais je voyais bien que la plupart du temps, elle ne m'écoutait pas.

Nous étions assis sur un banc écaillé en face d'une fontaine qui n'avait rien dû cracher depuis le jour de son inauguration. Tout était laid. Triste et laid. L'humidité commençait à tomber et nous nous tassions un peu sur nous-mêmes pour nous réchauffer.