C'est vrai que dans ces moments-là, j'ai envie de le tuer. Mais je le ferai pas.
D'abord parce qu'il pèse quatre-vingt-deux kilos (lui dit quatre-vingts, pure coquetterie) et ensuite parce qu'il a raison.
Il a raison, qu'est-ce que je deviens si je commence à trop y croire?
Je plante mon boulot? Je dis enfin des choses horribles à ma collègue Micheline? Je m'achète un petit carnet en peau de zobi et je prends des notes pour plus tard? Je me sens si seule, si loin, si proche, si différente? Je vais me recueillir sur la tombe de Chateaubriand? Je dis: "Nan pas ce soir, je t'en prie, j'ai la tête farcie"? J'oublie l'heure de la nourrice parce que j'ai un chapitre à terminer?
Il faut les voir les enfants chez la nourrice à partir de cinq heures et demie. Vous sonnez, ils se précipitent tous vers la porte le coeur battant, celui qui vous ouvre est forcément déçu de vous voir puisque vous n'êtes pas là pour lui mais passé la première seconde d'abattement (bouche tordue, les épaules qui tombent et le doudou qui retraîne par terre), le voilà qui se retourne vers votre fils (juste derrière lui) et qui hurle:
– LOUIS C'EST TA MAMAN!!!!! Et vous entendez alors:
– Mais heu… ze sais.
Mais Marguerite fatigue avec toutes ces simagrées. Elle veut en avoir le coeur net. Si elle doit aller à Combourg autant le savoir tout de suite.
Elle a choisi quelques nouvelles (deux nuits blanches), elle les a imprimées avec sa bécane miteuse (plus de trois heures pour sortir cent trente-quatre pages!), elle a serré ses feuilles sur son coeur et les a portées au magasin de photocopies près de la fac de droit. Elle a fait la queue derrière des étudiantes bruyantes et haut perchées (elle s'est sentie plouc et vieille la Marguerite).
La vendeuse a dit:
– Une reliure blanche ou une reliure noire? Et la voilà qui se morfond de nouveau (blanche? ça fait un peu cul-cul communiante non mais noire, ça fait carrément trop sûre de soi, genre thèse de doctorat non malheur de malheur). Finalement la jeunette s'impatiente:
– C'est quoi exactement?
– Des nouvelles…
– Des nouvelles de quoi?
– Non, mais pas des nouvelles de journaux, des nouvelles d'écriture vous voyez C'est pour envoyer à un éditeur…
– … Ouais… bon ben ça nous dit pas la couleur de la reliure ça…
– Mettez ce que vous voulez je vous fais confiance (alea jacta est)
– Ben dans ce cas-là, je vous mets du turquoise parce qu'en ce moment on fait une promo sur le turquoise: 30 francs au lieu de 35… (Une reliure turquoise sur le bureau chic d'un éditeur élégant de la rive gauche… gloups.)
– D'accord, va pour le turquoise (ne contrarie pas le Destin ma fille).
L'autre soulève le couvercle de son gros Rank Xerox et te manipule ça comme de vulgaires polycopiés de droit civil et vas-y que je te retourne le paquet dans tous les sens et vas-y que je te corne le coin des feuilles.
L'artiste souffre en silence.
En encaissant ses sous, elle reprend la clope qu'elle avait laissée sur sa caisse, et elle lâche:
– Ca parle de quoi vos trucs?
– De tout.
– Ah.
– Mais surtout d'amour.
– Ah?
Elle achète une magnifique enveloppe en papier kraft. La plus solide, la plus belle, la plus chère avec des coins rembourrés et un rabat inattaquable. La Rolls des enveloppes.
Elle va à la poste, elle demande des timbres de collection, les plus beaux, ceux qui représentent des tableaux d'art moderne. Elle les lèche avec amour, elle les colle avec grâce, elle jette un sort à l'enveloppe, elle la bénit, elle fait le signe de la croix dessus et quelques autres incantations qui doivent rester secrètes.
Elle s'approche de la fente "Paris et sa banlieue uniquement", elle embrasse son trésor une dernière fois, détourne les yeux et l'abandonne.
En face de la poste, il y a un bar. Elle s'y accoude, commande un calva. Elle n'aime pas tellement ça mais bon, elle a son statut d'artiste maudite à travailler maintenant. Elle allume une cigarette et, a partir de cette minute, on peut le dire, elle attend.
Je n'ai rien dit à personne.
– Hé? qu'est-ce que tu fais avec la clef de la boîte aux lettres en sautoir?
– Rien.
– Hé? qu'est-ce que tu fais avec toutes ces pubs pour Castorama à la main?
– Rien.
– Hé? qu'est-ce que tu fais avec la sacoche du facteur?
– Rien je te dis!…
– Attends… mais t'es amoureuse de lui ou quoi?!
Non. Je n'ai rien dit. Tu me vois répondre: "J'attends la réponse d'un éditeur." La honte.
Enfin… c'est fou ce qu'on reçoit comme pub maintenant, c'est vraiment n'importe quoi.
Et puis le boulot, et puis Micheline et ses faux ongles mal collés, et puis les géraniums à rentrer, et puis les cassettes de Walt Disney, le petit train électrique, et la première visite chez le pédiatre de la saison, et puis le chien qui perd ses poils, et puis Eureka Street pour mesurer l'incommensurable, et puis le cinéma, et les amis et la famille, et puis d'autres émotions encore (mais pas grand chose à côté d'Eureka Street, c'est vrai).
Notre Marguerite s'est résignée à hiberner.
Trois mois plus tard.
ALLÉLUIA!
ALLÉLUIA! ALLÉLU-U-U-U-IA!
Elle est arrivée. La lettre.
Elle est bien légère.
Je la glisse sous mon pull et j'appelle ma Kiki: "Kiiiiiiiikiiiiiii !!!"
Je vais la lire toute seule, dans le silence et le recueillement du petit bois d'à côté qui sert de canisette à tous les chiens du quartier. (Notez que même dans de tels moments, je reste lucide.)
"Madame blablabla, c'est avec un grand intérêt que blablabla et c'est pourquoi blablabla j'aimerais vous rencontrer blablabla, veuillez prendre contact avec mon secrétariat blablabla dans l'espoir de vous blablabla chère madame blablabla… "
Je savoure. Je savoure. Je savoure.
La vengeance de Marguerite a sonne.
– Chéri? Quand est-ce qu'on mange?
– ???… Pourquoi tu me dis ça à moi? Qu'est-ce qui se passe?
– Non rien, c'est juste que j'aurais plus trop le temps pour la popote avec toutes ces lettres d'admirateurs auxquelles il faudra répondre sans parler des festivals, des salons, des foires aux livres… de tous ces déplacements en France et dans les Dom-Tom ahlala… Mon Dieu. Au fait, bientôt visite régulière chez la manucure parce que tu sais… pendant les séances de signature c'est important d'avoir les mains impeccables… c'est fou comme les gens fantasment avec ça…
– C'est quoi ce délire?
Marguerite laisse "s'échapper" la lettre de l'éditeur élégant de la rive gauche sur le ventre rebondi de son mari qui lit les petites annonces d'Auto Plus.
– Attends mais hé! Où tu vas là?!
– Rien, j'en ai pas pour longtemps. C'est juste un truc que j'ai à dire à Micheline. Fais-toi beau je t'emmène à l'Aigle Noir ce soir…
– A l'Aigle Noir!???
– Oui. C'est là que Marguerite aurait emmené son Yann je suppose…
– C'est qui Yann?
– Pffffff laisse tomber va… Tu ignores tout du monde littéraire.