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Les gynécologues ont un truc à eux. Quand la femme a calé ses talons dans les étriers, ils posent tout un tas de questions inattendues pour qu'elle oublie, ne serait-ce qu'un instant, cette position si impudique.

Quelquefois ça marche un petit peu, le plus souvent, non.

Là, il lui demande si elle le sent bouger, elle commence à répondre avant oui mais maintenant moins souvent, elle ne va pas jusqu'au bout de sa phrase parce qu'elle voit bien qu'il ne l'écoute pas. Evidemment lui, il a déjà compris. Il tripote tous les boutons de son appareil pour donner le change mais il a déjà compris.

Il replace le monitoring d'une autre manière mais ses gestes sont si brusques et son visage si vieilli tout d'un coup. Elle se relève sur ses avant-bras et elle a compris aussi mais elle dit: qu'est-ce qui se passe?

Il lui dit "Allez vous rhabiller" comme s'il ne l'avait pas entendue et elle, elle redemande encore: qu'est-ce qui se passe? Il lui répond: "Il y a un problème, le fœtus n'est plus en vie."

Elle se rhabille.

Quand elle revient s'asseoir, elle est silencieuse et son visage ne montre rien. Il tape plein de choses sur son clavier et en même temps, il passe des coups de téléphone.

Il lui dit: "On va passer des moments pas très rigolos ensemble."

Sur le moment, elle ne sait pas quoi penser d'une phrase comme celle-ci.

Par "des moments pas très rigolos ", il a peut-être voulu parler des milliers de prises de sang qui allaient lui laisser le bras tout abîmé, ou de l'échographie du lendemain, des images sur l'écran et toutes ces mesures pour comprendre ce qu'il ne comprendrait jamais. A moins que "des moments pas très rigolos" ce soit l'accouchement en urgence dans la nuit de dimanche avec un médecin de garde à moitié contrarié d'être encore réveillé.

Oui ça doit être ça "des moments pas très rigolos", ça doit être accoucher dans la douleur et sans anesthésie parce que c'est trop tard. Avoir tellement mal qu'on se vomit dessus au lieu de pousser comme on vous l'ordonne. Voir votre mari impuissant et si gauche en train de vous caresser la main et puis finalement le sortir, ce truc mort.

Ou alors, "des moments pas très rigolos" c'est d'être allongée le lendemain dans la chambre d'une maternité avec le ventre vide et le bruit d'un bébé qui pleure dans la pièce d'à côté.

La seule chose qu'elle ne s'expliquera pas c'est pourquoi il a dit "on va passer des moments pas très rigolos".

Pour l'instant, il continue à remplir son dossier et au détour d'un clic, il parle de faire disséquer et analyser le foetus à Paris au centre de je-ne-sais-pas-quoi mais elle ne l'écoute plus depuis longtemps.

Il lui dit: "J'admire votre sang-froid". Elle ne répond rien.

Elle sort par la petite porte de derrière parce qu'elle ne veut pas retraverser la salle d'attente.

Elle pleurera longtemps dans sa voiture mais il y a une chose dont elle est sûre c'est qu'elle ne gâchera pas le mariage. Pour les autres, son malheur peut bien attendre deux jours.

Et le samedi, elle a mis sa robe en lin avec les petits boutons de nacre.

Elle a habillé son petit garçon et l'a pris en photo parce qu'elle sait bien qu'une tenue comme ça, de Petit Lord Fauntleroy, il ne va pas la garder longtemps.

Avant d'aller à l'église, ils se sont arrêtés à la clinique pour qu'elle prenne, sous haute surveillance, un de ces comprimés terribles qui expulsent tous les bébés, désirés ou non.

Elle a jeté du riz aux mariés et elle a marché dans les allées au gravier bien ratissé avec une coupe de champagne à la main.

Elle a froncé les sourcils quand elle a vu son Petit Lord Fauntleroy en train de boire du coca au goulot et s'est inquiétée des bouquets. Elle a échangé des mondanités puisque c'était l'endroit et le moment.

Et l'autre est arrivée comme ça, de nulle part, une jeune femme ravissante qu'elle ne connaissait pas, du côté du marié sûrement.

Dans un geste d'une spontanéité totale, elle a posé ses mains bien à plat sur son ventre et elle a dit: "Je peux?… On dit que ça porte bonheur… "

Qu'est-ce que tu voulais qu'elle fasse? Elle a essayé de lui sourire, évidemment.

Cet homme et cette femme

Cet homme et cette femme sont dans une voiture étrangère. Cette voiture a coûté trois cent vingt mille francs et, bizarrement, c'est surtout le prix de la vignette qui a fait hésiter l'homme chez le concessionnaire.

Le gicleur droit fonctionne mal. Cela l'agace énormément.

Lundi, il demandera à sa secrétaire d'appeler Salomon. Il pense un instant aux seins de sa secrétaire, très petits. Il n'a jamais couché avec ses secrétaires. C'est vulgaire et ça peut faire perdre beaucoup d'argent de nos jours. De toute façon, il ne trompe plus sa femme depuis qu'ils se sont amusés un jour, avec Antoine Say, à calculer leurs pensions alimentaires respectives pendant une partie de golf.

Ils roulent vers leur maison de campagne. Un très joli corps de ferme situé près d'Angers. Des proportions superbes.

Ils l'ont achetée une bouchée de pain. Par contre les travaux…

Boiseries dans toutes les pièces, une cheminée démontée puis remontée pierre par pierre pour laquelle ils avaient eu le coup de foudre chez un antiquaire anglais. Aux fenêtres, des tissus lourds retenus par des embrasses. Une cuisine très moderne, des torchons damassés et des plans de travail en marbre gris. Autant de salles de bains que de chambres, peu de meubles mais tous d'époque. Aux murs, des cadres trop dorés et trop larges pour des gravures du XIXme, de chasse essentiellement.

Tout cela fait un peu nouveau riche mais, heureusement, ils ne s'en rendent pas compte.

L'homme est en tenue de week-end, un pantalon de vieux tweed et un col roulé bleu ciel en cachemire (cadeau de sa femme pour ses cinquante ans). Ses chaussures viennent de chez John Lobb, pour rien au monde il ne changerait de fournisseur. Evidemment ses chaussettes sont en fil d'écosse et lui couvrent tout le mollet. Evidemment.

Il conduit relativement vite. Il est pensif. En arrivant, il ira voir les gardiens pour parler avec eux de la propriété, du ménage, de l'élagage des hêtres, du braconnage… Et il déteste ça.

Il déteste sentir qu'on se fout de sa gueule et c'est bien ce qui se passe avec ces deux-là qui se mettent au travail le vendredi matin en traînant les pieds parce que les patrons vont arriver le soir même et qu'il faut bien donner l'impression d'avoir bougé.

Il devrait les foutre à la porte mais, en ce moment, il n'a vraiment pas le temps de s'en occuper.

Il est fatigué. Ses associés l'emmerdent, il ne fait presque plus l'amour à sa femme, son pare-brise est criblé de moustiques et le gicleur droit fonctionne mal.

La femme s'appelle Mathilde. Elle est belle mais on voit sur son visage tout le renoncement de sa vie.

Elle a toujours su quand son mari la trompait et elle sait aussi que, s'il ne le fait plus, c'est encore pour une histoire d'argent.

Elle est à la place du mort et elle est toujours très mélancolique pendant ces interminables allers-retours du week-end.

Elle pense qu'elle n'a jamais été aimée, elle pense qu'elle n'a pas eu d'enfants, elle pense au petit garçon de la gardienne qui s'appelle Kevin, et qui va avoir trois ans en janvier… Kevin, quel prénom horrible. Elle, si elle avait eu un fils, elle l'aurait appelé Pierre, comme son père. Elle se souvient de cette scène épouvantable quand elle avait parlé d'adoption… Mais elle pense aussi à ce petit tailleur vert qu'elle a entraperçu l'autre jour dans la vitrine de chez Cerruti.