Nuit redoutable! Si douce à la plupart des enfants, si terrible à certains d’entre eux!… Il avait peur de dormir. Il avait peur de ne pas dormir. Sommeil ou veille, il était entouré par des images monstrueuses, les fantômes de son esprit, les larves qui flottent dans le demi-jour crépusculaire de l’enfance, comme dans le clair-obscur sinistre de la maladie.
Mais ces terreurs imaginaires devaient bientôt s’effacer devant la grande Épouvante, celle qui ronge tous les hommes, et que la sagesse s’évertue vainement à oublier ou à nier: la Mort.
Un jour, en furetant dans un placard, il mit la main sur des objets qu’il ne connaissait pas: une robe d’enfant, une toque rayée. Il les apporta triomphalement à sa mère, qui, au lieu de lui sourire, prit une mine fâchée et lui ordonna de les reporter où il les avait pris. Comme il tardait à obéir, en demandant pourquoi, elle les lui arracha des mains, sans répondre, et les serra sur un rayon où il ne pouvait atteindre. Très intrigué, il la pressa de questions. Elle finit par dire que c’était à un petit frère qui était mort, avant que lui-même vînt au monde. Il en fut atterré: jamais il n’avait entendu parler de cela. Il resta un moment silencieux, puis il tâcha d’en savoir plus. Sa mère semblait distraite; elle dit cependant qu’il se nommait Christophe comme lui, mais qu’il était plus sage. Il lui fit d’autres questions; mais elle n’aimait pas à répondre. Elle dit qu’il était au ciel, et qu’il priait pour eux tous. Christophe n’en put rien tirer de plus; elle lui ordonna de se taire et de la laisser travailler. Elle parut s’absorber en effet dans sa couture; elle avait l’air soucieuse et ne levait pas les yeux. Mais après quelque temps, elle le regarda dans le coin où il s’était retiré pour bouder, se remit à sourire, et lui dit doucement d’aller jouer dehors.
Ces bribes de conversations agitèrent profondément Christophe. Ainsi, il y avait eu un enfant, un petit garçon de sa mère, tout comme lui, qui avait le même nom, qui était presque pareil, et qui était mort! – Mort, il ne savait pas au juste ce que c’était; mais c’était quelque chose d’affreux. – Et jamais on ne parlait de cet autre Christophe; il était tout à fait oublié. Ce serait donc de même pour lui, s’il mourait à son tour? – Cette pensée le travaillait encore, le soir, quand il se trouva à table avec toute sa famille, et quand il les vit rire et parler de choses indifférentes. On pourrait donc être joyeux après qu’il serait mort! Oh! il n’aurait jamais cru que sa mère fût assez égoïste pour rire après la mort de son petit garçon! Il les détestait tous: il avait envie de pleurer sur lui-même, sur sa propre mort, d’avance. En même temps, il aurait voulu poser une foule de questions; mais il n’osait pas; il se souvenait du ton sur lequel sa mère lui avait imposé silence. – Enfin, il n’y tint plus; et comme il se couchait, il demanda à Louisa, qui venait l’embrasser:
– Maman, est-ce qu’il couchait dans mon lit?
La pauvre femme tressaillit; et, d’une voix qu’elle tâchait de rendre indifférente, elle demanda:
– Qui?
– Le petit garçon… qui est mort, dit Christophe en baissant la voix.
Les mains de sa mère le serrèrent brusquement:
– Tais-toi, tais-toi, dit-elle.
Sa voix tremblait; Christophe, qui avait la tête appuyée contre sa poitrine, entendit son cœur qui battait. Il y eut un instant de silence, puis elle dit:
– Il ne faut plus jamais parler de cela, mon chéri… Dors tranquillement… Non, ce n’est pas son lit.
Elle l’embrassa; il crut que sa joue était mouillée, il aurait voulu en être sûr. Il était un peu soulagé, elle avait donc du chagrin! Pourtant il en douta de nouveau, l’instant d’après, quand il l’entendit dans la chambre à côté parler d’une voix tranquille, sa voix de tous les jours. Qu’est-ce qui était vrai, de maintenant ou de tout à l’heure? – Il se tourna longtemps dans son lit, sans trouver de réponse. Il aurait voulu que sa mère eût de la peine: sans doute, il eût été triste de penser qu’elle était triste; mais cela lui aurait fait, malgré tout, du bien! Il se serait senti moins seul. – Il s’endormit, et, le lendemain, n’y pensa plus.
Quelques semaines après, un des gamins avec qui il jouait dans la rue ne vint pas à l’heure habituelle. Un du groupe dit qu’il était malade; et l’on s’accoutuma à ne plus le voir aux jeux: on avait l’explication, c’était tout simple. – Un soir, Christophe était couché, de bonne heure; et du réduit où était son lit, il voyait la lumière dans la chambre de ses parents. On frappa à la porte. Une voisine vint causer. Il écouta distraitement, se contant une histoire suivant son habitude; les mots de la conversation ne lui arrivaient pas tous. Brusquement, il entendit la voisine qui disait qu’ «il était mort». Tout son sang s’arrêta: car il avait compris de qui il s’agissait. Il écouta, retenant son souffle. Ses parents s’exclamaient. La voix bruyante de Melchior cria:
– Christophe, entends-tu? Le pauvre Fritz est mort.
Christophe fit un effort, et répondit d’un ton tranquille:
– Oui, papa.
Il avait la poitrine serrée.
Melchior revint à la charge:
– Oui, papa. Voilà tout ce que tu trouves à dire? Cela ne te fait pas de peine?
Louisa, qui comprenait l’enfant, fit:
– Chut! laisse-le dormir!
Et l’on parla plus bas. Mais Christophe, l’oreille tendue, épiait tous les détails: la fièvre typhoïde, les bains froids, le délire, la douleur des parents. Il ne pouvait plus respirer; une boule l’étouffait, lui montait dans le cou; il frissonnait: toutes ces horribles choses se gravaient dans sa tête. Surtout il retint que le mal était contagieux, c’est-à-dire qu’il pourrait mourir aussi de la même façon; et l’épouvante le glaçait: car il se rappelait qu’il avait donné la main à Fritz, la dernière fois qu’il l’avait vu, et que dans la journée même il avait passé devant sa maison. – Cependant, il ne faisait aucun bruit, pour ne pas être obligé de parler; et quand son père lui demanda après le départ de la voisine: «Christophe, dors-tu?» il ne répondit pas. Il entendit Melchior qui disait à Louisa:
– Cet enfant n’a pas de cœur.
Louisa ne répliqua rien; mais un moment après, elle vint doucement soulever le rideau et regarda le petit lit. Christophe n’eut que le temps de fermer les yeux, et d’imiter le souffle régulier qu’il entendait à ses frères quand ils dormaient. Louisa s’éloigna sur la pointe des pieds. Qu’il eût voulu la retenir! Qu’il eût voulu lui dire combien il avait peur, lui demander de le sauver, de le rassurer au moins! Mais il craignait qu’on se moquât de lui, qu’on le traitât de lâche; et puis, il savait trop déjà que tout ce qu’on pourrait dire ne servirait à rien. Et, pendant des heures, il resta plein d’angoisse, croyant sentir le mal qui se glissait en lui, des douleurs dans la tête, une gêne au cœur, et pensant, terrifié: «C’est fini, je suis malade, je vais mourir, je vais mourir!…» Une fois, il se dressa dans son lit, appela sa mère à voix basse; mais ils dormaient, et il n’osa les réveiller.
Depuis ce temps, son enfance fut empoisonnée par l’idée de la mort. Ses nerfs le livraient à toutes sortes de petits maux sans cause, des oppressions, des élancements, des étouffements soudains. Son imagination s’affolait devant ces douleurs, et croyait voir en chacune d’elles la bête meurtrière qui lui prendrait sa vie. Que de fois il souffrit l’agonie, à quelques pas de sa mère, assise tout auprès de lui, sans qu’elle en devinât rien! Car, dans sa lâcheté, il avait le courage de renfermer en lui ses terreurs, par un bizarre mélange de sentiments: la fierté de ne pas recourir aux autres, la honte d’avoir peur, les scrupules d’une affection qui ne veut pas inquiéter. Mais il pensait sans cesse: «Cette fois je suis malade, je suis gravement malade. C’est une angine qui commence…». Il avait retenu ce mot d’angine au hasard… «Mon Dieu! pas cette fois!»