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Christophe se trouva dans l’escalier, le sale et obscur escalier, aux marches vermoulues. Un courant d’air venait par le carreau brisé d’une lucarne; l’humidité suintait aux murs. Christophe s’assit sur une des marches grasses; son cœur sautait dans sa poitrine, de colère et d’émotion. Tout bas, il injuriait son père:

– Animal! voilà ce que tu es! un animal… un grossier personnage… une brute! oui, une brute!… et je-te hais, je te hais!… oh! je voudrais que tu fusses mort, que tu fusses mort!

Sa poitrine se gonflait. Il regardait désespérément l’escalier gluant, la toile d’araignée que le vent balançait au-dessus de la vitre cassée. Il se sentait seul, perdu dans son malheur. Il regarda le vide entre les barreaux de la rampe… S’il se jetait en bas?… ou bien par la fenêtre?… Oui, s’il se tuait pour les punir? Quels remords ils auraient! Il entendait le bruit de sa chute dans l’escalier. La porte d’en haut s’ouvrait précipitamment. Des voix angoissées criaient: «Il est tombé! il est tombé!» Les pas dégringolaient l’escalier. Son père, sa mère, se jetaient sur son corps en pleurant. Elle sanglotait: «C’est ta faute! c’est toi qui l’as tué!» Lui, agitait les bras, se jetait à genoux, se frappait la tête contre la rampe, criant: «Je suis un misérable! Je suis un misérable!» – Ce spectacle adoucissait sa peine. Il était sur le point d’avoir pitié de ceux qui le pleuraient; mais il pensait après que c’était bien fait pour eux, et il savourait sa vengeance…

Quand il eut terminé son histoire, il se retrouva en haut de l’escalier, dans l’ombre; il regarda encore une fois, en bas, et il n’eut plus du tout envie de s’y jeter. Même, il eut un petit frisson, et s’éloigna du bord, en pensant qu’il pourrait tomber. Alors il se sentit décidément prisonnier, comme un pauvre oiseau en cage, prisonnier pour toujours, sans aucune ressource que de se casser la tête et de se faire bien mal. Il pleura, il pleura; et il se frottait les yeux avec ses petites mains sales, si bien, qu’en un moment il fut tout barbouillé. Tout en pleurant, il continuait de regarder les choses qui l’entouraient; et cela le distrayait. Il s’arrêta un instant de gémir, pour observer l’araignée, qui venait de bouger. Puis il recommença, mais avec moins de conviction. Il s’écoutait pleurer, et continuait son bourdonnement machinal, sans plus très bien savoir pourquoi il le faisait. Il se leva bientôt; la fenêtre l’attirait. Il s’assit sur le rebord intérieur, prudemment retiré dans le fond, et surveillant du coin de l’œil l’araignée qui l’intéressait, mais qui le dégoûtait.

Le Rhin coulait en bas, au pied de la maison. De la fenêtre de l’escalier, on était suspendu au-dessus du fleuve comme dans un ciel mouvant. Christophe ne manquait jamais de le regarder quand il descendait les marches en clopinant; mais jamais il ne l’avait vu encore, comme aujourd’hui. Le chagrin aiguise les sens; il semble que tout se grave mieux dans les regards, après que les pleurs ont lavé les traces fanées des souvenirs. Le fleuve apparut à l’enfant comme un être, – inexplicable, mais combien plus puissant que tous ceux qu’il connaissait! Christophe se pencha pour mieux voir; il colla sa bouche et écrasa son nez sur la vitre. Où allait-il? Que voulait-il? Il avait l’air sûr de son chemin… Rien ne pouvait l’arrêter. À quelque heure que ce fût du jour ou de la nuit, pluie ou soleil au ciel, joie ou chagrin dans la maison, il continuait de passer; et l’on sentait que tout lui était égal, qu’il n’avait jamais de peine et qu’il jouissait de sa force. Quelle joie d’être comme lui, de courir à travers les prairies, les branches de saules, les petits cailloux brillants, le sable grésillant, et de ne se soucier de rien, de n’être gêné par rien, d’être libre!…

L’enfant regardait et écoutait avidement; il lui semblait qu’il était emporté par le fleuve… Quand il fermait les yeux, il voyait des couleurs: bleu, vert, jaune, rouge, et de grandes ombres qui courent, et des nappes de soleil… Les images se précisent. Voici une large plaine, des roseaux, des moissons ondulant sous la brise qui sent l’herbe fraîche et la menthe. Des fleurs de tous côtés, des bleuets, des pavots, des violettes. Que c’est beau! Que l’air est délicieux! Il doit faire bon s’étendre dans l’herbe épaisse et douce! Christophe se sent joyeux et un peu étourdi, comme lorsque son père lui a, les jours de fête, versé dans son grand verre un doigt de vin du Rhin… – Le fleuve passe… Le pays a changé… Ce sont maintenant des arbres qui se penchent sur l’eau; leurs feuilles dentelées, comme de petites mains, trempent, s’agitent et se retournent sous les flots. Un village, parmi les arbres, se mire dans le fleuve. On voit les cyprès et les croix du cimetière par-dessus le mur blanc, que lèche le courant… Puis, ce sont des rochers, un défilé de montagnes, les vignes sur les pentes, un petit bois de sapins, et les burgs ruinées. Et de nouveau, la plaine, les moissons, les oiseaux, le soleil…

La masse verte du fleuve continue de passer, comme une seule pensée, sans vagues, presque sans plis, avec des moires luisantes et grasses. Christophe ne la voit plus; il a fermé tout à fait les yeux, pour mieux l’entendre. Ce grondement continu le remplit, lui donne le vertige; il est aspiré par ce rêve éternel et dominateur. Sur le fond tumultueux des flots, des rythmes précipités s’élancent avec une ardente allégresse. Et le long de ces rythmes, des musiques montent, comme une vigne qui grimpe le long d’un treillis: des arpèges de claviers argentins, des violons douloureux, des flûtes veloutées aux sons ronds… Les paysages ont disparu. Le fleuve a disparu. Il flotte une atmosphère tendre et crépusculaire. Christophe a le cœur tremblant d’émoi. Que voit-il maintenant? Oh! les charmantes figures!… – Une fillette aux boucles brunes l’appelle, langoureuse et moqueuse… Un visage pâlot de jeune garçon aux yeux bleus le regarde avec mélancolie… D’autres sourires, d’autres yeux, – des yeux curieux et provocants, dont le regard fait rougir, – des yeux affectueux et douloureux, comme un bon regard de chien, – et des yeux impérieux, et des yeux de souffrance… Et cette figure de femme, blême, les cheveux noirs, et la bouche serrée, dont les yeux semblent manger la moitié du visage, et le fixent avec une violence qui fait mal… Et la plus chère de toutes, celle qui lui sourit avec ses clairs yeux gris, la bouche un peu ouverte, ses petites dents qui brillent… Ah! le beau sourire indulgent et aimant! il fond le cœur de tendresse! qu’il fait de bien, qu’on l’aime! Encore! Souris-moi encore! Ne t’en va point!… – Hélas! il s’est évanoui! Mais il laisse dans le cœur une douceur ineffable, Il n’y a plus rien de mal, il n’y a plus rien de triste, il n’y a plus rien… Rien qu’un rêve léger, une musique sereine, qui flotte dans un rayon de soleil, comme les fils de la Vierge par les beaux jours d’été… – Qu’est-ce donc qui vient de passer? Quelles sont ces images qui pénètrent l’enfant d’un trouble passionné? Jamais il ne les avait vues; et pourtant il les connaissait: il les a reconnues. D’où, viennent-elles? De quel gouffre obscur de l’Être? Est-ce de ce qui fut… ou de ce qui sera?

Maintenant, tout s’efface, toute forme s’est fondue… Une dernière fois encore, à travers un voile de brume, apparaît, comme si l’on planait très haut, au-dessus de lui, le fleuve débordé, couvrant les champs, roulant auguste, lent, presque immobile. Et tout à fait au loin, comme une lueur d’acier au bord de l’horizon, une plaine liquide, une ligne de flots qui tremblent, – la Mer. Le fleuve court à elle. Elle semble courir à lui. Elle l’aspire. Il la veut. Il va disparaître… La musique tournoie, les beaux rythmes de danse se balancent éperdus; tout est balayé dans leur tourbillon triomphal… l’âme libre fend l’espace, comme le vol des hirondelles, ivres d’air, qui traversent le ciel avec des cris aigus… Joie! Joie! Il n’y a plus rien!… Ô bonheur infini!…