– Oncle, est-ce que toi, tu en as fait?
– Quoi donc?
– Des chansons!
– Des chansons? oh! comment est-ce que j’en ferais? Cela ne se fait pas.
L’enfant insistait avec sa logique habituelle:
– Mais, oncle, cela a été fait pourtant une fois…
Gottfried secouait la tête avec obstination:
– Cela a toujours été.
L’enfant revenait à la charge:
– Mais, oncle, est-ce qu’on ne peut pas en faire d’autres, de nouvelles?
– Pourquoi en faire? Il y en a pour tout. Il y en a pour quand tu es triste, et pour quand tu es gai; pour quand tu es fatigué, et que tu penses à la maison qui est loin; pour quand tu te méprises, parce que tu as été un vil pécheur, un ver de terre; pour quand tu as envie de pleurer, parce que les gens n’ont pas été bons avec toi; et pour quand tu as le cœur joyeux, parce qu’il fait beau et que tu vois le ciel de Dieu, qui, lui, est toujours bon, et qui a l’air de te rire… Il y en a pour tout, pour tout. Pourquoi est-ce que j’en ferais?
– Pour être un grand homme! dit le petit, tout plein des leçons de son grand-père et de ses rêves naïfs.
Gottfried eut un petit rire doux. Christophe, un peu vexé, demanda:
– Pourquoi ris-tu?
Gottfried dit:
– Oh! moi, je ne suis rien.
Et, caressant la tête de l’enfant, il demanda:
– Tu veux donc être un grand homme, toi?
– Oui, répondit fièrement Christophe.
Il croyait que Gottfried allait l’admirer. Mais Gottfried répondit:
– Pourquoi faire?
Christophe fut interloqué. Après avoir cherché, il dit:
– Pour faire de belles chansons!
Gottfried rit de nouveau, et dit:
– Tu veux faire des chansons, pour être un grand homme; et tu veux être un grand homme, pour faire des chansons. Tu es comme un chien qui tourne après sa queue.
Christophe fut très froissé. À tout autre moment, il n’eût pas supporté que son oncle, dont il avait l’habitude de se moquer, se moquât de lui à son tour. Et, en même temps, il n’eût jamais pensé que Gottfried pût être assez intelligent pour l’embarrasser par un raisonnement. Il chercha un argument, ou une impertinence à lui répondre, et ne trouva rien. Gottfried continuait.
– Quand tu serais grand, comme d’ici à Coblentz, jamais tu ne feras une seule chanson.
Christophe se révolta:
– Et si je veux en faire!…
– Plus tu veux, moins tu peux. Pour en faire, il faut être comme eux. Écoute…
La lune s’était levée, ronde et brillante, derrière les champs. Une brume d’argent flottait au ras de terre, et sur les eaux miroitantes. Les grenouilles causaient, et l’on entendait dans les prés la flûte mélodieuse des crapauds. Le trémolo aigu des grillons semblait répondre au tremblement des étoiles. Le vent froissait doucement les branches des aulnes. Des collines au-dessus du fleuve, descendait le chant fragile d’un rossignol.
– Qu’est-ce que tu as besoin de chanter? soupira Gottfried, après un long silence… (On ne savait pas s’il se parlait à lui-même, ou à Christophe)… Est-ce qu’ils ne chantent pas mieux que tout ce que tu pourras faire?
Christophe avait bien des fois entendu tous ces bruits de la nuit. Mais jamais il ne les avait entendus ainsi. C’est vrai: qu’est-ce qu’on avait besoin de chanter?… Il se sentait le cœur gonflé de tendresse et de chagrin. Il aurait voulu embrasser les prés, le fleuve, le ciel, les chères étoiles. Et il était pénétré d’amour pour l’oncle Gottfried, qui lui semblait maintenant le meilleur, le plus intelligent, le plus beau de tous. Il pensait combien il l’avait mal jugé; et il pensait que l’oncle était triste, parce que Christophe le jugeait mal. Il était plein de remords. Il éprouvait le besoin de lui crier: «Oncle, ne sois plus triste, je ne serai plus méchant! Pardonne-moi, je t’aime bien!» Mais il n’osait pas. – Et tout d’un coup, il se jeta dans les bras de Gottfried; mais sa phrase ne voulait pas sortir; il répétait seulement: «Je t’aime bien!» et il l’embrassait passionnément. Gottfried, surpris et ému, répétait: «Et quoi? Et quoi?» et il l’embrassait aussi. – Puis il se leva, lui prit la main, et dit: «Il faut rentrer.» Christophe revenait, triste que l’oncle n’eût pas compris. Mais, comme ils arrivaient à la maison, Gottfried lui dit: «D’autres soirs, si tu veux, nous irons encore entendre la musique du bon Dieu, et je te chanterai d’autres chansons.» Et quand Christophe l’embrassa, plein de reconnaissance, en lui disant bonsoir, il vit bien que l’oncle avait compris.
Depuis lors, ils allaient souvent se promener ensemble, le soir; et ils marchaient sans causer, le long du fleuve, ou à travers les champs. Gottfried fumait sa pipe lentement, et Christophe lui donnait la main, un peu intimidé par l’ombre. Ils s’asseyaient dans l’herbe; et, après quelques instants de silence, Gottfried lui parlait des étoiles et des nuages; il lui apprenait à distinguer les souffles de la terre et de l’air et de l’eau, les chants, les cris, les bruits du petit monde voletant, rampant, sautant ou nageant, qui grouille dans les ténèbres, et les signes précurseurs de la pluie et du beau temps, et les instruments innombrables de la symphonie de la nuit. Parfois Gottfried chantait des airs tristes ou gais, mais toujours de la même sorte; et toujours Christophe retrouvait à l’entendre le même trouble. Jamais il ne chantait plus d’une chanson par soir; et Christophe avait remarqué qu’il ne chantait pas volontiers, quand on le lui demandait; il fallait que cela vînt de lui-même, quand il en avait envie. On devait souvent attendre longtemps, sans parler; et c’était au moment où Christophe pensait: «Voilà! il ne chantera pas ce soir…», que Gottfried se décidait.
Un soir que Gottfried ne chantait décidément pas, Christophe eut l’idée de lui soumettre une de ses petites compositions, qui lui donnaient à faire tant de peine et d’orgueil. Il voulait lui montrer quel artiste il était. Gottfried l’écouta tranquillement; puis il dit:
– Comme c’est laid, mon pauvre Christophe!
Christophe en fut si mortifié qu’il ne trouva rien à répondre. Gottfried reprit, avec commisération:
– Pourquoi as-tu fait cela? C’est si laid! Personne ne t’obligeait à le faire.
Christophe protesta, rouge de colère:
– Grand-père trouve ma musique très bien, cria-t-il.
– Ah! fit Gottfried, sans se troubler. Il a raison sans doute. C’est un homme bien savant. Il se connaît en musique. Moi, je ne m’y connais pas…
Et, après un moment:
– Mais je trouve cela très laid.
Il regarda paisiblement Christophe, vit son visage dépité, sourit, et dit:
– As-tu fait d’autres airs? Peut-être j’aimerai mieux les autres que celui-ci.
Christophe pensa qu’en effet ses autres airs effaceraient l’impression du premier; et il les chanta tous. Gottfried ne disait rien; il attendait que ce fût fini. Puis, il secoua la tête, et dit avec une conviction profonde:
– C’est encore plus laid.
Christophe serra les lèvres; et son menton tremblait: il avait envie de pleurer. Gottfried, comme consterné lui-même, insistait: