Ô Très Sublime Altesse!
jeter les yeux sur eux et sur leur jeune auteur, qui s’incline à Tes pieds, dans un profond abaissement!
De Sa Hautement Digne, Très Sublime Altesse,
le parfaitement soumis,
fidèlement, très obéissant serviteur,
Jean-Christophe Krafft.»
Christophe n’entendit rien: il était trop heureux d’en être quitte; et, dans la crainte qu’on ne le fît recommencer encore, il se sauva dans les champs. Il n’avait nulle idée de ce qu’il avait écrit, et il ne s’en souciait point. Mais le vieux, après avoir terminé sa lecture, la reprit encore une fois, pour la mieux savourer; et quand ce fut fini, Melchior et lui déclarèrent que c’était un maître morceau. Ce fut aussi l’avis du grand-duc, à qui la lettre fut présentée, avec une copie de l’œuvre musicale. Il eut la bonté de faire dire que l’une et l’autre étaient d’un style charmant. Il autorisa le concert, ordonna de mettre à la disposition de Melchior la salle de son Académie de musique, et daigna promettre qu’il se ferait présenter le jeune artiste, le jour de son audition…
Melchior s’occupa donc d’organiser au plus vite le concert. Il s’assura le concours du Hofmusikverein; et, comme le succès de ses premières démarches avait exalté ses idées de grandeur, il entreprit en même temps de faire paraître une édition magnifique des Plaisirs du Jeune Age. Il eût voulu faire graver sur la couverture le portrait de Christophe au piano, avec lui-même, Melchior, debout auprès de lui, son violon à la main. Il fallut y renoncer, non à cause du prix, – Melchior ne reculait devant aucune dépense, – mais du manque de temps. Il se rabattit sur une composition allégorique, qui représentait un berceau, une trompette, un tambour, un cheval de bois, entourant une lyre d’où jaillissaient des rayons de soleil. Le titre portait, avec une longue dédicace, où le nom du prince se détachait en caractères énormes, l’indication que «Monsieur Jean-Christophe Krafft était âgé de six ans». (Il en avait, à vrai dire, sept et demi.) La gravure du morceau coûta fort cher; il fallut, pour la payer, que grand-père vendît un vieux bahut du dix-huitième siècle, avec des figures sculptées, dont il n’avait jamais voulu se défaire malgré les offres réitérées de Wormser le brocanteur. Mais Melchior ne doutait pas que les souscriptions ne couvrissent, et au delà, les dépenses du morceau.
Une autre question le préoccupait: celle du costume que Christophe porterait, le jour du concert. Il y eut à ce sujet un conseil de famille. Melchior eût souhaité que le petit pût se présenter en robe courte, et les mollets nus, comme un enfant de quatre ans. Mais Christophe était très robuste pour son âge; et chacun le connaissait: on ne pouvait se flatter de faire illusion à personne. Melchior eut alors une idée triomphale. Il décida que l’enfant serait mis en frac, avec une cravate blanche. En vain, la bonne Louisa protestait qu’on voulait rendre ridicule son pauvre garçon. Melchior escomptait justement le succès de douce gaieté, produite par cette apparition imprévue. Il en fut fait ainsi, et le tailleur vint prendre mesure pour l’habit du petit homme. Il fallut aussi du linge fin et des escarpins vernis, et tout cela encore coûta les yeux de la tête. Christophe était fort gêné dans ses nouveaux vêtements. Pour l’y accoutumer, on lui fit répéter, plusieurs fois, ses morceaux en costume. Depuis un mois, il ne quittait plus le tabouret de piano. On lui apprenait aussi à saluer. Il n’avait plus un instant de liberté. Il enrageait, mais n’osait se révolter: car il pensait qu’il allait accomplir un acte éclatant; et il en avait orgueil et peur. On le choyait, d’ailleurs; on craignait qu’il n’eût froid; on lui serrait le cou dans des foulards; on chauffait ses chaussures, de peur qu’elles ne fussent mouillées; et, à table, il avait les meilleurs morceaux.
Enfin, le grand jour arriva. Le coiffeur vint présider à la toilette et friser la chevelure rebelle de Christophe; il ne la laissa point, qu’il n’en eût fait une toison de mouton. Toute la famille défila devant Christophe, et déclara qu’il était superbe. Melchior, après l’avoir dévisagé et retourné sur toutes les faces, se frappa le front, et alla chercher une large fleur, qu’il fixa à la boutonnière du petit. Mais Louisa, en l’apercevant, leva les bras au ciel et s’écria avec chagrin qu’il avait l’air d’un singe: ce qui le mortifia cruellement. Lui-même ne savait pas s’il devait être fier ou honteux de son accoutrement. D’instinct, il était humilié. Il le fut bien davantage au concert: ce devait être pour lui le sentiment dominant de cette mémorable journée.
Le concert allait commencer. La moitié de la salle était vide. Le grand-duc n’était pas venu. Un ami aimable et bien informé, comme il en est toujours, n’avait pas manqué d’apporter la nouvelle qu’il y avait réunion du Conseil au palais et que le grand-duc ne viendrait pas: il le savait de source sûre. Melchior, atterré, s’agitait, faisait les cent pas, se penchait à la fenêtre. Le vieux Jean-Michel se tourmentait aussi; mais c’était au sujet de son petit-fils: il l’obsédait de recommandations. Christophe était gagné par la fièvre des siens; il n’avait aucune inquiétude pour ses morceaux; mais la pensée des saluts qu’il devait faire au public le troublait; et à force d’y songer, cela devenait une angoisse.
Cependant, il fallait commencer; le public s’impatientait. L’orchestre du Hofmusikverein entama l’Ouverture de Coriolan. L’enfant ne connaissait ni Coriolan ni Beethoven: car s’il avait souvent entendu des pages de celui-ci, c’était sans le savoir; jamais il ne s’inquiétait du nom des œuvres qu’il entendait; il les appelait de noms de son invention, forgeant à leur sujet de petites histoires, ou de petits paysages; il les classait d’ordinaire en trois catégories: le feu, la terre et l’eau, avec mille nuances diverses. Mozart appartenait à l’eau: il était une prairie au bord d’une rivière, une brume transparente qui flotte sur le fleuve, une petite pluie de printemps, ou bien un arc-en-ciel. Beethoven était le feu: tantôt un brasier aux flammes gigantesques et aux fumées énormes, tantôt une forêt incendiée, une nuée lourde et terrible, d’où la foudre jaillit, tantôt un grand ciel plein de lumières palpitantes, d’où l’on voit, avec un battement de cœur, une étoile qui se détache, glisse et meurt doucement, par une belle nuit de septembre. Cette fois encore, les ardeurs impérieuses de cette âme héroïque le brûlèrent. Il fut saisi par le torrent de flammes. Tout le reste disparut: que lui faisait tout le reste? Melchior consterné, Jean-Michel angoissé, tout ce monde affairé, le public, le grand-duc, le petit Christophe, qu’avait-il à faire de ces gens? Il était dans cette volonté furieuse qui l’emportait. Il la suivait, haletant, les larmes aux yeux, les jambes engourdies, crispé de la paume des mains à la plante des pieds; son sang battait la charge; et il tremblait… – Et, tandis qu’il écoutait ainsi, l’oreille tendue, caché derrière un portant, il eut un heurt violent au cœur: l’orchestre s’était arrêté net, au milieu d’une mesure; et, après un instant de silence, il entonna à grand fracas de cuivres et de timbales un air militaire, d’une emphase officielle. Le passage d’une musique à l’autre était si brutal que Christophe en grinça des dents et tapa du pied avec colère, montrant le poing au mur. Mais Melchior exultait: c’était le prince qui entrait, et que l’orchestre saluait de l’hymne national. Et Jean-Michel faisait, d’une voix tremblante, ses dernières recommandations à son petit-fils.