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Romain Rolland

Jean-Christophe Tome II

Le Matin

(1904-1912)

I. La Mort de Jean-Michel.

Trois ann?es ont pass?. Christophe va avoir onze ans. Il continue son ?ducation musicale. Il apprend l’harmonie avec Florian Holzer, l’organiste de Saint-Martin, un ami de grand-p?re, un homme tr?s savant. Le ma?tre lui enseigne que les accords qu’il aime le mieux, des harmonies qui lui caressent si doucement l’oreille et le c?ur qu’il ne peut les entendre sans un petit frisson tout le long de l’?chine, sont mauvais et d?fendus. Quand l’enfant demande pourquoi, il n’est pas d’autre r?ponse, sinon que c’est ainsi: la r?gle les d?fend. Comme il est naturellement indisciplin?, il ne les en aime que mieux. Sa joie est d’en trouver des exemples chez les grands musiciens qu’on admire, et de les apporter ? grand-p?re, ou ? son ma?tre. ? cela, grand-p?re r?pond que, chez les grands musiciens, c’est admirable, et que Beethoven ou Bach pouvaient tout se permettre. Le ma?tre, moins conciliant, se f?che, et dit aigrement que ce n’est pas ce qu’ils ont fait de mieux.

Christophe a ses entr?es aux concerts et au th??tre; il apprend ? toucher de tous les instruments. Il est m?me d’une jolie force d?j? sur le violon; et son p?re a imagin? de lui faire donner un pupitre ? l’orchestre. Il y tient si bien sa partie qu’apr?s quelques mois de stage, il a ?t? nomm? officiellement second violon du Hofmusikverein. Ainsi, il commence ? gagner sa vie; et ce n’est pas trop t?t: car les affaires se g?tent de plus en plus ? la maison. L’intemp?rance de Melchior a empir?, et le grand-p?re vieillit.

Christophe se rend compte des tristesses de la situation; il a l’air s?rieux et soucieux d’un petit homme. Il s’acquitte vaillamment de sa t?che, bien qu’elle ne l’int?resse gu?re, et qu’il tombe de sommeil, le soir, ? l’orchestre. Le th??tre ne lui cause plus l’?motion de jadis, quand il ?tait petit. Quand il ?tait petit, – il y a quatre ans de cela, – sa supr?me ambition e?t ?t? d’occuper cette place, o? il est aujourd’hui. Aujourd’hui, il n’aime pas la plupart des musiques qu’on lui fait jouer; il n’ose pas encore formuler son jugement sur elles: au fond, il les trouve sottes; et quand, par hasard, on joue de belles choses, il est m?content de la bonhomie avec laquelle on les joue; les ?uvres qu’il aime le mieux finissent par ressembler ? ses coll?gues de l’orchestre, qui, le rideau tomb?, lorsqu’ils ont fini de souffler ou de gratter, s’?pongent en souriant, et racontent tranquillement leurs petites histoires, comme s’ils venaient de faire une heure de gymnastique. Il a revu de pr?s son ancienne passion, la chanteuse blonde aux pieds nus; il la rencontre souvent, pendant l’entr’acte, ? la restauration. Elle sait qu’il a ?t? amoureux d’elle, et elle l’embrasse volontiers; il n’en ?prouve aucun plaisir: il est d?go?t? par son fard, son odeur, ses gros bras et sa voracit?; il la hait maintenant.

Le grand-duc n’oubliait pas son pianiste ordinaire: non que la modique pension attribu?e pour ce titre f?t exactement pay?e, – il fallait toujours la r?clamer; – mais, de temps en temps, Christophe recevait l’ordre de se rendre au ch?teau, quand il y avait des invit?s de marque, ou bien quand il prenait fantaisie ? Leurs Altesses de l’entendre. C’?tait presque toujours le soir, ? des heures o? Christophe e?t voulu rester seul. Il fallait tout laisser et venir en toute h?te. Parfois, on le faisait attendre dans une antichambre, parce que le d?ner n’?tait pas fini. Les domestiques, habitu?s ? le voir, lui parlaient famili?rement. Puis, on l’introduisait dans un salon, plein de glaces et de lumi?res, o? des personnes gourm?es le d?visageaient avec une curiosit? blessante. Il devait traverser la pi?ce trop cir?e, pour aller baiser la main de Leurs Altesses; et plus il grandissait, plus il devenait gauche: car il se trouvait ridicule, et son orgueil souffrait.

Ensuite, il se mettait au piano, et il devait jouer pour ces imb?ciles: – il les jugeait tels. – ? des moments, l’indiff?rence environnante l’oppressait tellement qu’il ?tait sur le point de s’arr?ter au milieu du morceau. L’air manquait autour de lui, il ?tait comme asphyxi?. Quand il avait fini, on l’assommait de compliments, on le pr?sentait de l’un ? l’autre. Il pensait qu’on le regardait comme un animal curieux, qui faisait partie de la m?nagerie du prince, et que les ?loges s’adressaient plus ? son ma?tre qu’? lui. Il se croyait avili, et il devenait d’une susceptibilit? maladive, dont il souffrait d’autant plus qu’il n’osait la montrer. Il voyait une offense dans les fa?ons d’agir les plus simples: si l’on riait dans un coin du salon, il se disait que c’?tait de lui; et il ne savait pas si c’?tait de ses mani?res, ou de son costume, ou de sa figure, de ses pieds, de ses mains. Tout l’humiliait: il ?tait humili? si on ne lui parlait pas, humili? si on lui parlait, humili? si on lui donnait des bonbons, comme ? un enfant, humili? surtout si le grand-duc, avec un sans-fa?on princier, le renvoyait en lui mettant une pi?ce d’or dans la main. Il ?tait malheureux d’?tre pauvre, d’?tre trait? en pauvre. Un soir, rentrant chez lui, l’argent qu’il avait re?u lui pesait si fort qu’il le jeta en passant par le soupirail d’une cave. Et puis, imm?diatement apr?s, il e?t fait des bassesses pour le ravoir: car ? la maison, on devait plusieurs mois au boucher.

Ses parents ne se doutaient gu?re de ces souffrances d’orgueil. Ils ?taient ravis de sa faveur aupr?s du prince. La bonne Louisa ne pouvait rien imaginer de plus beau pour son gar?on que les soir?es au ch?teau, dans une soci?t? magnifique. Pour Melchior, c’?tait un sujet de vanteries continuelles avec ses amis. Mais le plus heureux ?tait grand-p?re. Il affectait bien l’ind?pendance, l’humeur frondeuse, le m?pris des grandeurs; mais il avait une admiration na?ve pour l’argent, le pouvoir, les honneurs, les distinctions sociales; sa fiert? ?tait sans pareille de voir son petit-fils approcher ceux qui y participaient: Il en jouissait, comme si cette gloire rejaillissait sur lui; et malgr? tous ses efforts pour rester impassible, son visage rayonnait. Les soirs o? Christophe allait au ch?teau, le vieux Jean-Michel s’arrangeait toujours pour rester chez Louisa, sous un pr?texte ou sous un autre. Il attendait le retour de son petit-fils, avec une impatience d’enfant; et, quand Christophe rentrait, il commen?ait par lui adresser, d’un air d?tach?, quelques questions indiff?rentes, comme:

– Eh bien? cela a march?, ce soir?

Ou des insinuations affectueuses, comme:

– Voici notre petit Christophe, qui va nous raconter quelque chose de nouveau.

Ou bien quelque compliment ing?nieux, afin de l’amadouer:

– Salut ? notre jeune gentilhomme!

Mais Christophe, maussade et irrit?, r?pondait par un «Bonsoir!» tr?s sec, et allait bouder dans un coin. Le vieux insistait, posait des questions plus pr?cises, auxquelles l’enfant ne r?pliquait que par oui ou par non. Les autres se mettaient de la partie, demandaient des d?tails: Christophe se renfrognait de plus en plus; il fallait lui arracher les mots de la bouche, jusqu’? ce que Jean-Michel, furieux, s’emport?t et lui d?t des paroles blessantes. Christophe ripostait tr?s peu respectueusement; et cela finissait par une grosse f?cherie. Le vieux s’en allait, en faisant battre la porte. Ainsi Christophe g?tait toute la joie de ces pauvres gens, qui ne comprenaient rien ? sa mauvaise humeur. Ce n’?tait pas leur faute s’ils ?taient domestiques dans l’?me! Ils ne se doutaient pas qu’on p?t ?tre autrement.

Christophe se repliait donc en lui; et, sans juger les siens, il sentait un foss? qui le s?parait d’eux. Il se l’exag?rait sans doute; et, malgr? leurs diff?rences de pens?es, il est probable qu’il se f?t fait comprendre, s’il avait r?ussi ? leur parler intimement. Mais rien n’est plus difficile qu’une intimit? absolue entre enfants et parents, m?me quand ils ont les uns pour les autres la plus tendre affection: car, d’une part, le respect d?courage les confidences; de l’autre, l’id?e souvent erron?e de la sup?riorit? de l’?ge et de l’exp?rience emp?che d’attacher assez de s?rieux aux sentiments de l’enfant, aussi int?ressants parfois que ceux des grandes personnes, et presque toujours plus sinc?res.

La soci?t? que Christophe voyait chez lui, les conversations qu’il entendait, l’?loignaient encore davantage des siens.

? la maison venaient les amis de Melchior, pour la plupart musiciens de l’orchestre, buveurs et c?libataires; ils n’?taient pas de mauvaises gens, mais vulgaires; ils faisaient trembler la chambre de leurs rires et de leurs pas. Ils aimaient la musique, mais en parlaient avec une b?tise r?voltante. La grossi?ret? indiscr?te de leur enthousiasme blessait ? vif la pudeur de sentiment de l’enfant. Quand ils louaient ainsi une ?uvre qu’il aimait, il lui semblait qu’on l’outrageait lui-m?me. Il se raidissait, bl?missait, prenait un air glacial, affectait de ne pas s’int?resser ? la musique; il l’e?t ha?e, si c’e?t ?t? possible. Melchior disait de lui:

– Cet individu n’a pas de c?ur. Il ne sent rien. Je ne sais pas de qui il tient.

Parfois ils chantaient ensemble de ces chants germaniques ? quatre voix, – ? quatre pieds, – qui, toujours semblables ? eux-m?mes, s’avancent lourdement, avec une niaiserie solennelle et de plates harmonies. Christophe se r?fugiait alors dans la chambre la plus ?loign?e et injuriait les murs.