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Christophe dit:

– Rentrons.

Mais il ?tait trop tard. Une lumi?re aveuglante et brutale jaillit, le ciel mugit, la vo?te des nuages gronda. En un instant, ils furent envelopp?s par l’ouragan, affol?s par les ?clairs, assourdis par le tonnerre, tremp?s des pieds ? la t?te. Ils se trouvaient en rase campagne, ? plus d’une demi-heure de toute habitation. Dans le tourbillon d’eau, dans la lumi?re morte, rougeoyaient les lueurs ?normes de la foudre. Ils avaient envie de courir; mais leurs v?tements coll?s par la pluie les emp?chaient de marcher, leurs souliers clapotaient, l’eau ruisselait sur tour leur corps. Ils respiraient avec peine. Otto claquait des dents, et il ?tait fou de col?re; il disait des choses blessantes ? Christophe; il voulait s’arr?ter, il pr?tendait qu’il ?tait dangereux de marcher, il mena?ait de s’asseoir dans le chemin, de se coucher par terre, au milieu des champs labour?s. Christophe ne r?pondait pas; il continuait sa marche, aveugl? par le vent, la pluie et les ?clairs, ahuri par le bruit, un peu inquiet aussi, mais se gardant de l’avouer.

Et soudain, ce fut fini. L’orage ?tait pass?, comme il ?tait venu. Mais ils ?taient tous deux en un piteux ?tat. ? la v?rit?, Christophe ?tait si d?braill?, ? l’ordinaire, qu’un peu plus de d?sordre ne le changeait gu?re. Mais Otto, si soign?, si soigneux de sa mise, faisait triste figure; il semblait sortir tout habill? du bain; et quand Christophe se retourna vers lui, il ne put, en le voyant, r?primer un ?clat de rire. Otto ?tait dans un tel affaissement qu’il n’eut m?me pas la force de se f?cher. Christophe en eut piti?, il lui parla gaiement. Otto lui r?pondit d’un coup d’?il furieux. Christophe le fit entrer dans une ferme. Ils se s?ch?rent devant un grand feu et burent du vin chaud. Christophe trouvait l’aventure plaisante. Mais elle n’?tait pas du go?t de Otto, qui garda un morne silence pendant le reste de la promenade. Ils revinrent en boudant et ne se tendirent pas la main, au moment de se quitter.

? la suite de cette ?quip?e, ils ne se virent plus, d’une semaine. Ils se jugeaient s?v?rement l’un l’autre. Mais apr?s s’?tre punis eux-m?mes, en se privant d’un de leurs dimanches de promenade, ils s’ennuy?rent tellement que leur rancune tomba. Christophe fit les premi?res avances, selon son habitude. Otto daigna les accepter; et ils firent la paix.

Malgr? leurs d?saccords, il leur ?tait impossible de se passer l’un de l’autre. Ils avaient bien des d?fauts, ils ?taient ?go?stes tous les deux. Mais cet ?go?sme ?tait na?f, il ne connaissait pas les calculs de l’?ge m?r, qui le rendent repoussant, il ne se connaissait pas lui-m?me: il ?tait presque aimable, et il ne les emp?chait pas de s’aimer sinc?rement. Ils avaient un tel besoin d’amour et de sacrifice! Le petit Otto pleurait sur son oreiller, en se racontant des histoires de d?vouement romanesque, dont il ?tait le h?ros; il inventait des aventures path?tiques, o? il ?tait fort, vaillant, intr?pide, et prot?geait Christophe, qu’il s’imaginait adorer. Christophe ne voyait, n’entendait rien de beau ou de curieux, sans qu’il pens?t: «Si Otto ?tait l?!» Il m?lait l’image de son ami ? sa vie tout enti?re; et cette image se transfigurait, prenait une telle douceur qu’en d?pit de ce qu’il savait de lui, il en ?tait comme enivr?. Certains mots de Otto, qu’il se rappelait longtemps apr?s et qu’il embellissait, le faisaient tressaillir d’?motion. Ils s’imitaient mutuellement. Otto singeait les mani?res, les gestes, l’?criture de Christophe. Christophe ?tait irrit? de cette ombre qui r?p?tait chaque mot qu’il avait dit et lui resservait ses propres pens?es, comme des pens?es neuves. Mais il ne s’apercevait pas qu’il contrefaisait lui-m?me Otto, il copiait sa fa?on de s’habiller, de marcher, de prononcer certains mots. C’?tait une fascination. Ils ?taient p?n?tr?s l’un de l’autre, ils avaient le c?ur inond? de tendresse. Elle d?bordait de toutes parts comme une source. Chacun s’imaginait que son ami en ?tait la cause. Ils ne savaient pas que c’?tait l’?veil de leur adolescence.

*

Christophe, qui ne se d?fiait de personne, laissait tra?ner ses papiers. Cependant une pudeur instinctive lui faisait serrer les brouillons de lettres qu’il griffonnait ? Otto, et les r?ponses de celui-ci. Il ne les enfermait pas sous clef; il les mettait entre les feuilles d’un de ses cahiers de musique, o? il se croyait s?r qu’on n’irait pas les chercher. Il comptait sans la malice de ses fr?res.

Il les voyait depuis quelque temps rire et chuchoter en le regardant: ils se r?citaient ? l’oreille des fragments de discours, qui les jetaient dans des convulsions de gaiet?. Christophe ne parvenait pas ? entendre leurs paroles; et d’ailleurs, suivant la tactique dont il usait ? leur ?gard, il feignait une parfaite indiff?rence pour tout ce qu’ils pouvaient dire ou faire. Quelques mots ?veill?rent son attention: il crut les reconna?tre. Bient?t il n’eut plus de doute que ses fr?res n’eussent lu ses lettres. Mais quand il apostropha Ernst et Rodolphe, qui s’appelaient: «ma ch?re ?me», avec un s?rieux bouffon, il ne put rien en tirer. Les gamins firent semblant de ne pas comprendre, et dirent qu’ils avaient bien le droit de s’appeler comme ils voulaient. Christophe, qui avait retrouv? toutes ses lettres ? leur place, n’insista pas davantage.

Peu apr?s, il prit Ernst en flagrant d?lit de voclass="underline" le petit dr?le fouillait dans le tiroir de la commode o? Louisa renfermait l’argent. Christophe le secoua rudement, et il profita de l’occasion pour lui dire tout ce qu’il avait sur le c?ur; il ?num?rait, en termes qui manquaient de courtoisie, les m?faits de Ernst, dont la liste n’?tait pas courte. Ernst prit mal la semonce; il r?pliqua avec arrogance que Christophe n’avait rien ? lui reprocher; et il laissa entendre sur l’amiti? de son fr?re avec Otto des choses ?quivoques. Christophe ne comprit pas; mais quand il entendit qu’on m?lait Otto ? leur querelle, il somma Ernst de s’expliquer. Le petit ricanait; puis, lorsqu’il vit Christophe bl?mir de col?re, il eut peur et ne voulut plus parler. Christophe comprit qu’il n’en tirerait rien ainsi; il s’assit, en haussant les ?paules, et affecta un m?pris profond. Ernst, piqu?, reprit son effronterie; il s’appliqua ? blesser son fr?re, il lui dit une kyrielle de choses plus viles les unes que les autres. Christophe se tenait ? quatre pour ne pas ?clater. Quand il finit par comprendre, il vit rouge: il bondit de sa chaise. Ernst n’eut pas le temps de crier. Christophe s’?tait jet? sur lui, avait roul? avec lui au milieu de la chambre, et lui frappait la t?te contre les carreaux. Aux cris effrayants de la victime, Louisa, Melchior, toute la maison accourut. On d?gagea Ernst en fort mauvais ?tat. Christophe ne voulait pas l?cher prise: il fallut le rouer de coups. On l’appela brute; et il en avait bien l’air. Les yeux lui sortaient de la t?te, il grin?ait des dents, il ne pensait qu’? se jeter de nouveau sur Ernst; quand on lui demandait ce qui s’?tait pass?, sa fureur redoublait, et il criait qu’il le tuerait. Ernst se refusait aussi ? parler.

Christophe ne put ni manger, ni dormir. Il tremblait et pleurait dans son lit. Ce n’?tait pas seulement pour Otto qu’il souffrait. Une r?volution se faisait en lui. Ernst ne se doutait gu?re du mal qu’il avait pu causer ? son fr?re. Christophe ?tait d’une intransigeance de c?ur toute puritaine, qui ne pouvait admettre les souillures de la vie, et les d?couvrait peu ? peu avec horreur. ? quinze ans, avec une vie libre et de forts instincts, il ?tait rest? ?trangement na?f. Sa puret? naturelle et son travail sans tr?ve l’avaient tenu ? l’abri. Les paroles de son fr?re lui ouvrirent des ab?mes. Jamais il n’e?t imagin? de lui-m?me ces infamies; et maintenant que l’id?e en ?tait entr?e en lui, toute sa joie d’aimer et d’?tre aim? ?tait g?t?e. Non seulement son amiti? pour Otto, mais toute amiti? ?tait empoisonn?e.

Ce fut bien pis, quand quelques allusions sarcastiques lui firent croire, ? tort peut-?tre, qu’il ?tait en butte ? la curiosit? malsaine de la petite ville, et surtout quand Melchior, ? quelque temps de l?, lui fit des observations au sujet de ses promenades avec Otto. Melchior, probablement, n’y voyait pas malice; mais Christophe, averti, lisait le soup?on dans toutes les paroles; et il se croyait presque coupable. Otto, au m?me moment, passait par une crise analogue.

Ils essay?rent encore de se voir en cachette. Mais il fut impossible de retrouver l’abandon des entretiens pass?s. La franchise de leurs relations ?tait alt?r?e. Ces deux enfants, qui s’aimaient d’une tendresse si craintive qu’ils n’avaient jamais os? se donner un baiser fraternel, et qui n’imaginaient pas de plus grand bonheur que de se voir et de partager leurs r?ves, se sentaient salis par le soup?on des c?urs malhonn?tes. Ils en arrivaient ? voir le mal dans leurs actes les plus innocents: un regard, un serrement de main; ils rougissaient, ils avaient de mauvaises pens?es. Leurs rapports devenaient intol?rables.

Sans se donner le mot, ils se virent moins souvent. Ils essay?rent de s’?crire; mais ils surveillaient toutes leurs expressions. Leurs lettres devinrent froides et insipides. Ils se d?courag?rent. Christophe pr?texta son travail, Otto ses occupations, pour cesser leur correspondance. Bient?t apr?s, Otto partit pour l’Universit?; et l’amiti? qui avait illumin? quelques mois de leur vie, s’obscurcit tout ? fait.

Aussi bien, un nouvel amour, dont celui-ci n’?tait qu’un avant-coureur, s’emparait du c?ur de Christophe, et y faisait p?lir toute autre lumi?re.