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Assis devant la table, dans le tranquille petit salon, ? quelques pas de madame de Kerich, qui cousait ? la lueur de la lampe – (Minna lisait de l’autre c?t? de la table; ils ne se parlaient pas: par la porte entr’ouverte du jardin, on voyait le sable de l’all?e briller au clair de lune; un murmure l?ger venait des cimes des arbres…) – il se sentait le c?ur gonfl? de bonheur. Brusquement, sans raison, il sautait de sa chaise, se jetait aux genoux de madame de Kerich, lui saisissait la main, arm?e ou non de l’aiguille, et la couvrait de baisers, y appuyait sa bouche, ses joues, ses yeux, en sanglotant. Minna levait les yeux de son livre, et haussait l?g?rement les ?paules, en faisant sa petite moue. Madame de Kerich regardait en souriant le grand gar?on qui se roulait ? ses pieds, et elle lui caressait la t?te de sa main rest?e libre, en disant de sa jolie voix, affectueuse et ironique:

– Eh bien, mon grand b?ta, eh bien! qu’est-ce qu’il y a donc?

? la douceur de cette voix, de cette paix, de ce silence, de cette atmosph?re d?licate, sans cris, sans heurts, sans rudesse, de cette oasis au milieu de la rude vie, et, – lumi?re h?ro?que, dorant de ses reflets les objets et les ?tres, – de ce monde enchant? qu’?voquait la lecture des divins po?tes, G?the, Schiller, Shakespeare, torrents de force, de douleur et d’amour!…

Minna lisait, la t?te pench?e sur le livre, la figure l?g?rement color?e par l’animation du d?bit, avec sa voix fra?che, qui z?zayait un peu et t?chait de prendre un ton important, quand elle parlait au nom des guerriers et des rois. Parfois, madame de Kerich prenait elle-m?me le livre; elle pr?tait alors aux actions tragiques la gr?ce spirituelle et tendre de son ?tre; mais, le plus souvent, elle ?coutait, renvers?e dans son fauteuil, son ?ternel ouvrage sur ses genoux; elle souriait ? sa propre pens?e: car c’?tait toujours elle qu’elle retrouvait au fond de toutes les ?uvres.

Christophe aussi avait essay? de lire; mais il avait d? y renoncer: il ?nonnait, s’embrouillait dans les mots, sautait les ponctuations, semblait ne rien comprendre, et ?tait si ?mu qu’il devait s’arr?ter aux passages path?tiques, sentant venir les larmes. Alors, d?pit?, il jetait le livre sur la table; et ses deux amies riaient aux ?clats… Combien il les aimait! Il emportait partout leur image avec lui, et cette image se m?lait ? celles des figures de Shakespeare et de G?the. Il ne les distinguait presque plus les unes des autres. Telle suave parole du po?te, qui ?veillait jusqu’au fond de son ?tre des fr?missements passionn?s, ne se s?parait plus pour lui de la ch?re bouche qui la lui avait fait entendre pour la premi?re fois. Vingt ans plus tard, il ne pourra relire ou voir jouer Egmont ou Rom?o, sans que surgisse ? certains vers le souvenir de ces calmes soir?es, de ces r?ves de bonheur, et les visages aim?s de madame de Kerich et de Minna.

Il passait des heures ? les regarder, le soir, quand elles lisaient, – la nuit, quand il r?vait, dans son lit, ?veill?, les yeux ouverts, – le jour, quand il r?vait, au pupitre d’orchestre, ou jouant machinalement, les paupi?res ? demi closes. Il avait pour toutes deux la plus innocente tendresse; et, ne connaissant pas l’amour, il se croyait amoureux. Mais il ne savait pas au juste s’il l’?tait de la m?re ou de la fille. Il s’interrogeait gravement, et ne savait laquelle choisir. Cependant, comme il lui semblait qu’il fallait se d?cider ? tout prix, il penchait pour madame de Kerich. Et en effet il d?couvrit, aussit?t apr?s avoir pris ce parti, que c’?tait elle qu’il aimait. Il aimait ses yeux intelligents, le sourire distrait de sa bouche entr’ouverte, son joli front d’un caract?re si jeune, avec la raie de c?t? dans les cheveux fins et lisses, sa voix un peu voil?e, avec sa petite toux, ses mains maternelles, l’?l?gance de ses mouvements, et son ?me inconnue. Il frissonnait de bonheur quand, assise aupr?s de lui, elle lui expliquait avec bont? un passage d’un livre qu’il ne comprenait pas: elle appuyait sa main sur l’?paule de Christophe; il sentait la ti?deur de ses doigts, son haleine sur sa joue, et le doux parfum de son corps; il ?coutait dans l’extase, ne pensait plus au livre, et ne comprenait rien. Elle s’en apercevait, elle lui demandait de r?p?ter ce qu’elle avait dit: il restait muet; elle se f?chait en riant, et lui poussait le nez dans son livre, en lui disant qu’il ne serait jamais qu’un petit ?ne. ? quoi il r?pliquait que cela lui ?tait ?gal, pourvu qu’il f?t son petit ?ne, et qu’elle ne le chass?t pas de chez elle. Elle feignait de faire des difficult?s; puis elle disait que, bien qu’il f?t un vilain petit ?ne, fort stupide, elle consentait ? le garder, – et peut-?tre m?me ? l’aimer, – quoiqu’il ne f?t bon ? rien, si au moins il ?tait bon tout court. Alors ils riaient tous deux, et il nageait dans la joie.

*

Depuis qu’il avait d?couvert qu’il aimait madame de Kerich, Christophe se d?tachait de Minna. Il commen?ait ? ?tre irrit? de sa froideur d?daigneuse; et comme, ? force de la voir, il s’?tait enhardi peu ? peu ? reprendre avec elle sa libert? de mani?res, il ne lui cachait pas sa mauvaise humeur. Elle aimait ? le piquer, et il r?pliquait vertement. Ils se disaient des choses d?sagr?ables, dont madame de Kerich ne faisait que rire. Christophe, qui n’avait pas le dessus dans cette joute de paroles, sortait parfois si exasp?r? qu’il croyait d?tester Minna. Il se persuadait qu’il ne revenait chez elle qu’? cause de madame de Kerich.

Il continuait ? lui enseigner le piano. Deux fois par semaine, le matin de neuf heures ? dix heures, il surveillait les gammes et les exercices de la fillette. La chambre o? ils se tenaient ?tait le studio de Minna. Curieuse salle de travail, qui refl?tait avec une fid?lit? amusante le fouillis baroque de ce petit cerveau f?minin.

Sur la table, de minuscules statuettes de chats musiciens, – tout un orchestre, – l’un jouant du violon, l’autre du violoncelle, une petite glace de poche, des objets de toilette, et des objets pour ?crire, parfaitement rang?s. Sur l’?tag?re, des bustes microscopiques de musiciens: Beethoven renfrogn?, Wagner avec son b?ret, et l’Apollon du Belv?d?re. Sur la chemin?e, ? c?t? d’une grenouille fumant une pipe de roseau, un ?ventail en papier, sur lequel ?tait peint le th??tre de Bayreuth. Dans la biblioth?que ? deux rayons, quelques livres: L?bke, Mommsen, Schiller, Sans famille, Jules Verne, Montaigne. Aux murs, de grandes photographies de la Vierge Sixtine et des tableaux de Herkomer: elles ?taient bord?es de rubans bleus et verts. Il y avait aussi une vue d’h?tel suisse, dans un cadre de chardons argent?s; et surtout, une profusion, partout, dans tous les coins de la chambre, de photographies d’officiers, de t?nors, de chefs d’orchestre, d’amies, – toutes avec des d?dicaces, presque toutes avec des vers, ou du moins, avec ce qu’on est convenu, en Allemagne, d’appeler des vers. Au milieu de cette pi?ce, sur un socle de marbre, tr?nait le buste de Brahms barbu; et, au-dessus du piano, se balan?aient au bout d’un fil de petits singes en peluche et des souvenirs de cotillon.

Minna arrivait en retard, les yeux encore gonfl?s de sommeil, l’air boudeur; elle tendait ? peine la main ? Christophe, disait un froid bonjour, et, muette, grave et digne, allait s’asseoir au piano. Quand elle ?tait seule, elle se plaisait ? faire d’interminables gammes: car cela lui permettait de prolonger agr?ablement son ?tat de demi-sommeil et les r?ves qu’elle se contait. Mais Christophe l’obligeait ? fixer son attention sur des exercices difficiles: aussi, pour se venger, elle s’ing?niait quelquefois ? jouer le plus mal qu’elle pouvait. Elle ?tait assez musicienne mais n’aimait pas la musique, – comme beaucoup d’Allemandes. Mais, comme beaucoup d’Allemandes, elle croyait devoir l’aimer; et elle prenait ses le?ons assez consciencieusement, ? part quelques moments de malice diabolique, pour faire enrager son ma?tre. Elle le faisait enrager bien davantage par l’indiff?rence glaciale avec laquelle elle s’appliquait. Le pire ?tait quand elle imaginait qu’il ?tait de son devoir de mettre de l’?me dans un passage d’expression: elle devenait sentimentale, et elle ne sentait rien.

Le petit Christophe, assis aupr?s d’elle, n’?tait pas tr?s poli. Il ne lui faisait jamais de compliments: loin de l?. Elle lui en gardait rancune, et ne laissait passer aucune de ses observations, sans r?plique. Elle discutait tout ce qu’il disait; quand elle se trompait, elle s’obstinait ? soutenir qu’elle jouait ce qui ?tait marqu?. Il s’irritait, et ils continuaient ? ?changer des impertinences. Les yeux baiss?s sur les touches, elle observait Christophe et jouissait de sa fureur. Pour se d?sennuyer, elle inventait de petites ruses stupides, qui n’avaient d’autre objet que d’interrompre la le?on et d’agacer Christophe. Elle feignait de s’?trangler, pour se rendre int?ressante; elle avait une quinte de toux, ou bien elle avait quelque chose de tr?s important ? dire ? la femme de chambre. Christophe savait que c’?tait de la com?die; et Minna savait que Christophe savait que c’?tait de la com?die; et elle s’en amusait: car Christophe ne pouvait lui dire ce qu’il pensait.

Un jour qu’elle se livrait ? ce divertissement, et qu’elle toussotait languissamment, le museau cach? dans son mouchoir, comme si elle ?tait pr?s de suffoquer, guettant du coin de l’?il Christophe exasp?r?, elle eut l’id?e ing?nieuse de laisser tomber le mouchoir, pour forcer Christophe ? le ramasser: ce qu’il fit de la plus mauvaise gr?ce du monde. Elle l’en r?compensa d’un «Merci!» de grande dame, qui faillit le faire ?clater.