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Ce fut un bien-?tre pour lui de d?couvrir enfin qui il aimait, Il y avait si longtemps qu’il aimait, sans savoir qui! Il fut soulag?, ? la fa?on d’un malade, qui, souffrant d’un malaise g?n?ral, vague et ?nervant, le voit se pr?ciser en une douleur aigu?, localis?e sur un point. Rien ne brise autant que l’amour sans objet pr?cis: il ronge et dissout les forces. Une passion qu’on conna?t tend l’esprit ? l’exc?s; on est harass?: du moins, on sait pourquoi. Tout plut?t que le vide!

Bien que Minna e?t donn? ? Christophe de bonnes raisons de croire qu’il ne lui ?tait pas indiff?rent, il ne manquait pas de se tourmenter, et pensait qu’elle le d?daignait. Ils n’avaient jamais eu une id?e nette l’un de l’autre; mais jamais cette id?e n’avait ?t? plus confuse qu’aujourd’hui: c’?tait une suite incoh?rente d’imaginations baroques, qui ne parvenaient pas ? s’accorder ensemble: car ils passaient d’un extr?me ? l’autre se pr?tant tour ? tour des d?fauts et des charmes qu’ils n’avaient pas: ceux-ci, quand ils ?taient ?loign?s l’un de l’autre, ceux-l? quand ils ?taient r?unis. Dans les deux cas, ils se trompaient juste autant.

Ils ne savaient pas ce qu’ils d?siraient eux-m?mes. Pour Christophe, son amour prenait la forme de cette soif de tendresse, imp?rieuse, absolue, qui le br?lait depuis l’enfance, qu’il r?clamait des autres, qu’il e?t voulu leur imposer, de gr? ou de force. Par moments, se m?laient ? ce d?sir despotique d’un sacrifice entier de soi et des autres, – surtout des autres, peut-?tre, – des bouff?es de d?sir brutal et obscur, qui lui donnaient le vertige et qu’il ne comprenait pas. Minna, surtout curieuse, et ravie d’avoir un roman, cherchait ? en tirer tout le plaisir possible d’amour-propre et de sentimentalit?; elle se dupait de tout c?ur sur ce qu’elle ?prouvait. Une bonne partie de leur amour ?tait purement livresque. Ils se ressouvenaient des romans qu’ils avaient lus, et se pr?taient des sentiments qu’ils n’avaient point.

Mais le moment venait o? ces petits mensonges, ces petits ?go?smes allaient s’?vanouir devant le divin rayonnement de l’amour. Un jour, une heure, quelques secondes ?ternelles… Et ce fut si inattendu!…

*

Ils causaient seuls, un soir. L’ombre tombait dans le salon. Leur entretien avait pris une teinte grave. Ils parlaient de l’infini, de la vie, et de la mort. C’?tait un cadre plus grandiose pour leur passionnette. Minna se plaignait de sa solitude: ce qui amena naturellement la r?ponse de Christophe, qu’elle n’?tait pas si seule qu’elle disait.

– Non, fit-elle en secouant sa petite t?te, tout cela, ce sont des mots. Chacun vit pour soi; personne ne s’int?resse ? vous, personne ne vous aime.

Un silence.

– Et moi? dit brusquement Christophe, p?le d’?motion.

La porte s’ouvrit. Ils se rejet?rent en arri?re. Madame de Kerich entra. Christophe se plongea dans un livre, qu’il lisait ? l’envers. Minna, pli?e sur son ouvrage, s’enfon?ait son aiguille dans le doigt.

Ils ne se trouv?rent plus seuls, de toute la soir?e, et ils avaient peur de l’?tre. Madame de Kerich s’?tant lev?e pour chercher un objet dans la chambre voisine, Minna, peu complaisante d’ordinaire, courut le prendre ? sa place; et Christophe profita de son absence pour partir, sans lui dire bonsoir.

Le lendemain, ils se retrouv?rent, impatients de reprendre l’entretien interrompu. Ils n’y r?ussirent point. Les circonstances leur furent cependant favorables. Ils all?rent en promenade avec madame de Kerich, et ils eurent dix occasions de causer ? leur aise. Mais Christophe ne pouvait parler; et il en ?tait si malheureux qu’il se tenait sur la route le plus loin possible de Minna. Celle-ci faisait semblant de ne pas remarquer son impolitesse; mais elle en fut piqu?e, et elle le montra bien. Quand Christophe se for?a enfin ? articuler quelques mots, elle l’?couta d’un air glac?: ce fut ? peine s’il eut le courage d’aller jusqu’au bout de sa phrase. La promenade s’achevait. Le temps passait. Et il se d?solait de n’avoir pas su l’employer.

Une semaine s’?coula. Ils crurent s’?tre tromp?s sur leurs sentiments r?ciproques. Ils n’?taient pas s?rs de n’avoir pas r?v? la sc?ne de l’autre soir. Minna gardait rancune ? Christophe. Christophe redoutait de la rencontrer seule. Ils ?taient plus en froid que jamais.

Un jour vint. – Il avait plu toute la matin?e et une partie de l’apr?s-midi. Ils ?taient rest?s enferm?s dans la maison, sans se parler, ? lire, b?iller, regarder par la fen?tre; ils ?taient ennuy?s et maussades. Vers quatre heures, le ciel s’?claircit. Ils coururent au jardin. Ils s’accoud?rent sur la terrasse, contemplant au-dessous d’eux les pentes de gazon qui descendaient vers le fleuve. La terre fumait, une ti?de vapeur montait au soleil; des gouttelettes de pluie ?tincelaient sur l’herbe; l’odeur de la terre mouill?e et le parfum des fleurs se m?laient; autour d’eux bruissait le vol dor? des abeilles. Ils ?taient c?te ? c?te, et ne se regardaient pas; ils ne pouvaient se d?cider ? rompre le silence. Une abeille vint gauchement s’accrocher ? une grappe de glycine, lourde de pluie, et fit basculer sur elle une cataracte d’eau. Ils rirent en m?me temps; et aussit?t, ils sentirent qu’ils ne se boudaient plus, qu’ils ?taient bons amis. Pourtant ils continuaient ? ne pas se regarder.

Brusquement, sans tourner la t?te, elle lui prit la main, et elle lui dit:

– Venez!

Elle l’entra?na en courant vers le petit labyrinthe bois?, aux sentiers bord?s de buis, qui s’?levait au centre du bosquet. Ils escalad?rent la pente, ils glissaient sur le sol d?tremp?; et les arbres mouill?s secouaient sur eux leurs branches. Pr?s d’arriver au fa?te, elle s’arr?ta, pour respirer.

– Attendez… attendez… dit-elle tout bas, t?chant de reprendre haleine.

Il la regarda. Elle regardait d’un autre c?t?: elle souriait, haletante, la bouche entr’ouverte; sa main ?tait crisp?e dans la main de Christophe. Ils sentaient leur sang battre dans leurs paumes press?es et leurs doigts qui tremblaient. Autour d’eux, le silence. Les pousses blondes des arbres frissonnaient au soleil; une petite pluie s’?gouttait des feuilles, avec un bruit argentin; et dans le ciel passaient les cris aigus des hirondelles.

Elle retourna la t?te vers lui: ce fut un ?clair. Elle se jeta ? son cou, il se jeta dans ses bras.

– Minna! Minna! ch?rie!…

– Je t’aime, Christophe! je t’aime!

Ils s’assirent sur un banc de bois mouill?. Ils ?taient p?n?tr?s d’amour, un amour doux, profond, absurde. Tout le reste avait disparu. Plus d’?go?sme, plus de vanit?, plus d’arri?re-pens?es. Toutes les ombres de l’?me ?taient balay?es par ce souffle d’amour. «Aimer, aimer», – disaient leurs yeux riants et humides de larmes. Cette froide et coquette petite fille, ce gar?on orgueilleux, ?taient d?vor?s du besoin de se donner, de souffrir, de mourir l’un pour l’autre. Ils ne se reconnaissaient plus, ils n’?taient plus eux-m?mes; tout ?tait transform?: leur c?ur, leurs traits, leurs yeux rayonnaient d’une bont? et d’une tendresse touchantes. Minutes de puret?, d’abn?gation, de don absolu de soi, qui ne reviendront plus dans la vie!

Apr?s un balbutiement ?perdu, apr?s des promesses passionn?es d’?tre l’un ? l’autre toujours, apr?s des baisers et des mots incoh?rents et ravis, ils s’aper?urent qu’il ?tait tard, et ils revinrent en courant, se tenant par la main, au risque de tomber dans les all?es ?troites, se heurtant aux arbres, ne sentant rien, aveugles et ivres de joie.

Lorsqu’il l’eut quitt?e, il ne rentra pas chez lui: il n’aurait pu dormir. Il sortit de la ville et marcha ? travers champs; il se promena au hasard dans la nuit. L’air ?tait frais, la campagne obscure et d?serte. Une chouette hululait frileusement. Il allait comme un somnambule. Il monta la colline au milieu des vignes. Les petites lumi?res de la ville tremblaient dans la plaine, et les ?toiles dans le ciel sombre. Il s’assit sur un mur du chemin, et fut pris brusquement d’une crise de larmes. Il ne savait pourquoi. Il ?tait trop heureux; et l’exc?s de sa joie ?tait fait de tristesse et de joie; il s’y m?lait de la reconnaissance pour son bonheur, de la piti? pour ceux qui n’?taient pas heureux, un sentiment m?lancolique et doux de la fragilit? des choses, l’enivrement de vivre. Il pleura avec d?lices, il s’endormit au milieu de ses pleurs. Quand il se r?veilla, c’?tait l’aube incertaine. Les brouillards blancs tra?naient sur le fleuve et enveloppaient la ville, o? Minna dormait, ?cras?e de fatigue, le c?ur illumin? par un rire de bonheur.

*

D?s le matin, ils r?ussirent ? se revoir au jardin, et ils se dirent de nouveau qu’ils s’aimaient; mais, d?j?, ce n’?tait plus la divine inconscience de la veille. Elle jouait un peu l’amoureuse; et lui, quoique plus sinc?re, tenait aussi un r?le. Ils parl?rent de ce que serait leur vie. Il regretta sa pauvret?, son humble condition. Elle affecta la g?n?rosit?, et elle jouit de sa g?n?rosit?. Elle se disait indiff?rente ? l’argent. Il est vrai qu’elle l’?tait: car elle ne le connaissait pas, ne connaissant pas son manque. Il lui promit de devenir un grand artiste; elle trouvait cela amusant et beau, comme un roman. Elle crut de son devoir de se conduire en v?ritable amoureuse. Elle lut des po?sies elle fut sentimentale. Il ?tait gagn? par la contagion. Il soignait sa toilette: il ?tait ridicule; il surveillait sa fa?on de parler: il ?tait pr?tentieux. Madame de Kerich le regardait en riant, et se demandait ce qui avait pu le rendre aussi stupide.