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Il se reprocha de se distraire, quand elle lui avait recommand? avec insistance de travailler, pour la rendre illustre. La na?ve vanit? de cette demande le touchait, comme une marque de confiance. Il r?solut, pour y r?pondre, d’?crire une ?uvre qui lui serait non seulement d?di?e, mais vraiment consacr?e. Aussi bien n’aurait-il pu rien faire d’autre, en ce moment. ? peine en eut-il con?u le dessein que les id?es musicales afflu?rent. Telle une masse d’eau, accumul?e dans un r?servoir depuis des mois, et qui s’?croulerait d’un coup, brisant ses digues. Il ne sortit plus de sa chambre, pendant huit jours, Louisa d?posait son d?ner ? la porte: car il ne la laissait m?me pas entrer.

Il ?crivit un quintette pour clarinette et instruments ? cordes. La premi?re partie ?tait un po?me d’espoir et de d?sir juv?niles; la derni?re, un badinage d’amour, o? faisait irruption l’humour un peu sauvage de Christophe. Mais l’?uvre enti?re avait ?t? ?crite pour le second morceau: le larghetto, o? Christophe avait peint une petite ?me ardente et ing?nue, qui ?tait, ou devait ?tre le portrait de Minna. Nul ne l’y e?t reconnue, et elle moins que personne; mais l’important ?tait qu’il l’y reconn?t parfaitement; il ?prouvait un fr?missement de plaisir ? l’illusion de sentir qu’il s’?tait empar? de l’?tre de la bien-aim?e. Nul travail ne lui fut plus facile et heureux: c’?tait une d?tente ? l’exc?s d’amour, que l’absence amassait en lui; et en m?me temps, le souci de l’?uvre d’art, l’effort n?cessaire pour dominer et concentrer la passion dans une forme belle et claire, lui donnait une sant? d’esprit, un ?quilibre de toutes ses facult?s, qui lui causait une volupt? physique. Souveraine jouissance connue de tout artiste: pendant le temps qu’il cr?e, il ?chappe ? l’esclavage du d?sir et de la douleur; il en devient le ma?tre; et tout ce qui le faisait jouir, et tout ce qui le faisait souffrir, lui semble le libre jeu de sa volont?. Instants trop courts: car il retrouve ensuite, plus lourdes, les cha?nes de la r?alit?.

Tant que Christophe fut occup? de ce travail, il eut ? peine le temps de songer ? l’absence de Minna: il vivait avec elle. Minna n’?tait plus en Minna, elle ?tait toute en lui. Mais quand il eut fini, il se retrouva seul, plus seul qu’avant, plus las; il se rappela qu’il y avait deux semaines qu’il avait ?crit ? Minna, et qu’elle ne lui avait pas r?pondu.

Il lui ?crivit de nouveau; et, cette fois, il ne put se r?soudre ? observer tout ? fait la contrainte qu’il s’?tait impos?e dans la premi?re lettre. Il reprochait ? Minna, sur un ton de plaisanterie, – car il n’y croyait pas, – de l’avoir oubli?. Il la taquinait sur sa paresse et lui faisait d’affectueuses agaceries. Il parlait de son travail avec beaucoup de myst?re, pour piquer sa curiosit?, et parce qu’il voulait lui en faire une surprise au retour. Il d?crivait minutieusement le chapeau qu’il avait achet?; et il racontait que, pour ob?ir aux ordres de la petite despote, – car il avait pris ? la lettre toutes ses pr?tentions, – Il ne sortait plus de chez lui, et se disait malade, afin de refuser toutes les invitations. Il n’ajoutait pas qu’il ?tait m?me en froid avec le grand-duc, parce que, dans l’exc?s de son z?le, il s’?tait dispens? de se rendre ? une soir?e du ch?teau, o? il ?tait convi?. Toute la lettre ?tait d’un joyeux abandon, et pleine de ces petits secrets, chers aux amoureux: il s’imagina que Minna seule en avait la clef, et il se croyait fort habile, parce qu’il avait eu soin de remplacer partout le mot d’amour par celui d’amiti?.

Apr?s avoir ?crit, il ?prouva un soulagement momentan?: d’abord, parce que la lettre lui avait donn? l’illusion d’un entretien avec l’absente; et parce qu’il ne doutait pas que Minna n’y r?pond?t aussit?t. Il fut donc tr?s patient pendant les trois jours qu’il avait accord?s ? la poste pour porter sa lettre ? Minna et lui rapporter sa r?ponse. Mais quand le quatri?me jour fut pass?, il recommen?a ? ne plus pouvoir vivre. Il n’avait plus d’?nergie, ni d’int?r?t aux choses, que pendant l’heure qui pr?c?dait l’arriv?e de chaque poste. Alors il tr?pignait d’impatience. Il devenait superstitieux et cherchait dans les moindres signes – le p?tillement du foyer, un mot dit au hasard – l’assurance que la lettre arrivait. Une fois l’heure pass?e, il retombait dans sa prostration. Plus de travail, plus de promenades: le but seul de l’existence ?tait d’attendre le prochain courrier; et toute son ?nergie ?tait d?pens?e ? trouver la force d’attendre jusque-l?. Mais quand le soir venait et qu’il n’y avait plus d’esp?rance pour la journ?e, alors c’?tait l’accablement: Il lui semblait qu’il ne r?ussirait jamais ? vivre jusqu’au lendemain; et il restait des heures, assis devant sa table, sans parler, sans penser, n’ayant m?me pas la force de se coucher, jusqu’? ce qu’un reste de volont? lut f?t gagner son lit; et il dormait d’un lourd sommeil, plein de r?ves stupides, qui lui faisaient croire que la nuit ne finirait jamais.

Cette attente continuelle devenait ? la longue une v?ritable maladie. Christophe en arrivait ? soup?onner son p?re, ses fr?res, le facteur m?me, d’avoir re?u la lettre et de la lui cacher. Il ?tait rong? d’inqui?tudes. De la fid?lit? de Minna, il ne doutait pas un instant. Si donc elle ne lui ?crivait pas, c’est qu’elle ?tait malade, mourante, morte peut-?tre. Il sauta sur sa plume, et ?crivit une troisi?me lettre, quelques lignes d?chirantes, o? il ne pensait pas plus, cette fois, ? surveiller ses sentiments que son orthographe. L’heure de la poste pressait; il avait fait des ratures, brouill? la page en la tournant, sali l’enveloppe en la fermant: n’importe! Il n’aurait pu attendre au courrier suivant. Il courut jeter la lettre ? la poste, il attendit dans une angoisse mortelle. La seconde nuit, il eut la vision de Minna, malade, qui l’appelait; il se leva, fut sur le point de partir ? pied, d’aller la rejoindre. Mais o?? O? la retrouver?

Le quatri?me matin arriva la lettre de Minna, – une demipage, – froide et pinc?e. Minna disait qu’elle ne comprenait pas ce qui avait pu lui inspirer ces stupides appr?hensions, qu’elle allait bien, qu’elle n’avait pas le temps d’?crire, qu’elle le priait de s’exalter moins ? l’avenir et d’interrompre sa correspondance.

Christophe fut atterr?. Il ne mit pas en doute la sinc?rit? de Minna. Il s’accusa lui-m?me, il pensa que Minna ?tait justement irrit?e des lettres imprudentes et absurdes qu’il avait ?crites. Il se traita d’imb?cile, et se frappa la t?te avec ses poings. Mais il avait beau faire: il ?tait bien forc? de sentir que Minna ne l’aimait pas autant qu’il l’aimait.

Les jours qui suivirent furent si mornes qu’ils ne peuvent se raconter. Le n?ant ne se d?crit point. Priv? du seul bien qui le rattach?t ? l’existence: ses lettres ? Minna, Christophe ne v?cut plus que d’une fa?on machinale; et le seul acte de sa vie auquel il s’int?ress?t, ?tait lorsque, le soir, au moment de se coucher, il rayait, comme un ?colier, sur son calendrier, une des interminables journ?es qui le s?paraient du retour de Minna.

*

La date du retour ?tait pass?e. Depuis une semaine d?j?, elle aurait d? ?tre l?. ? la prostration de Christophe avait succ?d? une agitation f?brile. Minna lui avait promis, en partant, de l’avertir du jour et de l’heure de l’arriv?e. Il attendait, de moment en moment, pour aller au-devant d’elle; et il se perdait en conjectures pour expliquer ce retard.

Un soir, un voisin de la maison, un ami de grand-p?re, le tapissier Fischer, ?tait venu fumer sa pipe et bavarder avec Melchior, comme il faisait souvent, apr?s d?ner. Christophe, qui se rongeait, allait remonter dans sa chambre, apr?s avoir en vain guett? le passage du facteur, quand un mot le fit tressaillir. Fischer disait que le lendemain matin, de bonne heure, il irait chez les de Kerich, pour poser des rideaux. Christophe, saisi, demanda:

– Elles sont donc revenues?

– Farceur! tu le sais aussi bien que moi, dit le vieux Fischer goguenard. Il y a beau temps! Elles sont rentr?es avant-hier.

Christophe n’entendit rien de plus; il quitta la chambre et se pr?para ? sortir. Sa m?re, qui depuis quelque temps le surveillait ? la d?rob?e, le suivit dans le couloir et lui demanda timidement o? il allait. Il ne r?pondit pas et sortit. Il souffrait.

Il courut chez mesdames de Kerich. Il ?tait neuf heures du soir. Elles ?taient au salon toutes deux, et ne parurent pas surprises de le voir. Elles lui dirent bonsoir avec tranquillit?. Minna, occup?e ? ?crire, lui tendit la main par dessus la table, et continua sa lettre, en lui demandant de ses nouvelles, d’un air distrait. Elle s’excusait d’ailleurs de son impolitesse et feignait d’?couter ce qu’il disait; mais elle l’interrompit pour demander un renseignement ? sa m?re. Il avait pr?par? des paroles touchantes sur ce qu’il avait souffert pendant leur absence: il put ? peine en balbutier quelques mots; personne ne les releva, et il n’eut pas le courage de continuer: cela sonnait faux.