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Tout allait bien ainsi, et on ne se serait aper?u de rien, si Ernst, le fr?re cadet, n’avait un jour d?nonc? les sorties de Christophe: d?s lors, elles lui furent interdites, et on le surveilla. Il ne s’en ?chappa pas moins; il pr?f?rait ? toute autre soci?t? celle du petit colporteur et de ses amis. Les siens ?taient scandalis?s. Melchior disait qu’il avait des go?ts de manant. Le vieux Jean-Michel ?tait jaloux de l’affection de Christophe pour Gottfried; et il le sermonnait de s’abaisser ? plaisir en une compagnie aussi vulgaire, quand il avait l’honneur d’approcher l’?lite et de servir les princes. On trouvait que Christophe manquait de dignit?.

*

Malgr? les embarras d’argent croissant avec l’intemp?rance et la fain?antise de Melchior, la vie fut supportable, tant que Jean-Michel fut l?. Il ?tait le seul qui e?t quelque influence sur Melchior et qui, dans une certaine mesure, le ret?nt sur la pente de son vice. Puis, l’estime universelle dont il jouissait n’?tait pas inutile pour faire oublier les frasques de l’ivrogne. Enfin il venait en aide au m?nage ? court d’argent. En outre de la modique pension qu’il touchait, comme ancien ma?tre de chapelle, il continuait de r?colter quelques petites sommes, en donnant des le?ons et accordant des pianos. Il en remettait la plus grande partie ? sa bru, dont il voyait la g?ne, en d?pit des efforts qu’elle faisait pour la lui cacher. Louisa se d?solait ? la pens?e qu’il se privait pour eux. Le vieux y avait d’autant plus de m?rite qu’il ?tait habitu? ? vivre largement et qu’il avait de forts besoins. Quelquefois ces sacrifices n’?taient m?me pas suffisants; et Jean-Michel devait, pour couvrir une dette pressante, vendre en secret un meuble, des livres, des souvenirs, auxquels il ?tait attach?. Melchior s’apercevait des cadeaux que son p?re faisait ? Louisa, en se cachant de lui; et souvent, il mettait la main dessus, malgr? les r?sistances. Mais quand le vieux venait ? l’apprendre, – non de Louisa, qui lui taisait ses peines, mais d’un de ses petits-fils, – il entrait dans une col?re terrible; et il y avait entre les deux hommes des sc?nes ? faire trembler. Ils ?taient tous deux extraordinairement violents, ils en arrivaient aussit?t aux gros mots et aux menaces; ils semblaient pr?s d’en venir aux mains. Mais dans ses pires emportements, un respect invincible retenait toujours Melchior; et, si ivre qu’il f?t, il finissait par baisser la t?te sous l’averse d’injures et de reproches humiliants que son p?re d?chargeait sur lui. Il n’en guettait pas moins la prochaine occasion de recommencer; et Jean-Michel avait de tristes appr?hensions, en pensant ? l’avenir.

– Mes pauvres enfants, disait-il ? Louisa, qu’est-ce que vous deviendriez, si je n’?tais plus l?!… Heureusement, ajoutait-il en caressant Christophe, que je puis encore aller, jusqu’? ce que celui-ci vous tire d’affaire!

Mais il se trompait dans ses calculs: il ?tait au bout de sa route. Nul ne s’en f?t dout?. ? quatre-vingts ans pass?s, il avait tous ses cheveux, une crini?re blanche, avec des touffes grises encore, et dans sa barbe drue des fils tout ? fait noirs. Il ne lui restait qu’une dizaine de dents; mais, avec, il s’escrimait solidement. Il faisait plaisir ? voir ? table. Il avait un robuste app?tit; et s’il reprochait ? Melchior de boire, lui-m?me buvait sec. Il avait une pr?dilection pour les vins blancs de la Moselle. Au reste, vins, bi?res, ou cidres, il savait rendre justice ? tout ce que le Seigneur a cr?? d’excellent. Il n’?tait pas assez malavis? pour laisser sa raison dans son verre, et il gardait la mesure. Il est vrai que cette mesure ?tait copieuse, et que dans son verre une raison plus d?bile se f?t noy?e. Il avait bon pied, bon ?il, et une activit? infatigable. ? six heures, il ?tait lev?, et faisait m?ticuleusement sa toilette: car il avait le souci du d?corum et le respect de sa personne. Il vivait seul dans sa maison, s’occupant de tout lui-m?me et ne souffrant pas que sa bru m?t le nez dans ses affaires; il faisait sa chambre, pr?parait son caf?, recousait ses boutons, clouait, collait, raccommodait; et, tout en allant et venant, en bras de chemise, du haut en bas de la maison, il chantait sans s’arr?ter, d’une voix de basse retentissante, qu’il se plaisait ? faire sonner, accompagnant ses airs de gestes d’op?ra. – Ensuite, il sortait, et par tous les temps. Il allait ? ses affaires, sans en oublier aucune; mais il ?tait rarement exact: on le rencontrait ? quelque coin de rue, discutant avec une connaissance, ou plaisantant avec une voisine, dont la figure lui revenait: car il aimait les jeunes minois et les vieux amis. Il s’attardait ainsi, et ne savait jamais l’heure. Il ne laissait pas cependant passer celle du d?ner: il d?nait o? il se trouvait, s’invitant chez les gens. Il ne rentrait qu’au soir, la nuit tomb?e, apr?s avoir vu longuement ses petits-enfants. Il se couchait, lisait dans son lit, avant de fermer l’?il, une page de sa vieille Bible; et la nuit, – car il ne dormait pas plus d’une ou deux heures de suite, – il se levait pour prendre un de ses vieux bouquins, achet?s d’occasion: histoire, th?ologie, litt?rature, ou sciences; il lisait au hasard quelques pages qui l’int?ressaient et qui l’ennuyaient, qu’il ne comprenait pas bien, mais dont il ne passait pas un mot… jusqu’? ce que le sommeil le repr?t. Le dimanche, il allait ? l’office, se promenait avec les enfants, et jouait aux boules. – Jamais il n’avait ?t? malade, que d’un peu de goutte aux doigts de pied, qui le faisait jurer la nuit, au milieu de ses lectures bibliques. Il semblait qu’il p?t durer ainsi jusqu’au bout de son si?cle, et il ne voyait aucune raison pour qu’il ne le d?pass?t point; quand on lui pr?disait qu’il mourrait centenaire, il pensait, comme un autre vieillard illustre, qu’il ne faut point assigner de limites aux bienfaits de la Providence. On ne s’apercevait qu’il vieillissait qu’? ce qu’il avait facilement la larme ? l’?il et qu’il devenait plus irritable chaque jour. La moindre impatience le jetait dans des acc?s de col?re folle. Sa figure rouge et son cou court devenaient cramoisis. Il b?gayait furieusement, et il ?tait forc? de s’arr?ter, suffoquant. Le m?decin de famille, un vieil ami, l’avait averti de se surveiller, de mod?rer ? la fois sa col?re et son app?tit. Mais t?tu comme un vieillard, il n’en faisait que plus d’imprudences, par bravade; et il raillait la m?decine et les m?decins. Il affectait un grand m?pris pour la mort, ne m?nageant pas les discours, pour affirmer qu’il ne la craignait point.

Un jour d’?t? qu’il faisait tr?s chaud, apr?s avoir bu copieusement et s’?tre disput? par-dessus le march?, il rentra chez lui et se mit ? travailler dans son jardin. Il aimait remuer la terre. Nu-t?te, en plein soleil, tout irrit? encore par sa discussion, il b?chait avec col?re. Christophe ?tait assis sous la tonnelle, un livre ? la main; mais il ne lisait gu?re: il r?vassait, en ?coutant la cr?celle endormante des grillons; et, machinalement, il suivait les mouvements de grand-p?re. Le vieux lui tournait le dos; il ?tait courb? et arrachait les mauvaises herbes. Soudain, Christophe le vit se relever, battre l’air de ses bras et tomber comme une masse, la face contre terre. Une seconde, il eut envie de rire. Puis, il vit que le vieux ne bougeait pas. Il l’appela, il courut ? lui, il le secoua de toutes ses forces. La peur le gagnait. Il s’agenouilla et essaya ? deux mains de soulever la grosse t?te, appliqu?e contre le sol. Elle ?tait si lourde, et il tremblait tellement qu’il eut peine ? la remuer. Mais quand il aper?ut les yeux renvers?s, blancs et sanglants, il fut glac? d’horreur; il la laissa retomber en poussant un cri aigu. Il se releva ?pouvant?, il se sauva. Il courut au dehors. Il criait et pleurait. Un homme, qui passait sur la route, arr?ta l’enfant. Christophe ?tait hors d’?tat de parler; il montra la maison; l’homme y entra, et Christophe le suivit. D’autres avaient entendu ses cris et arrivaient des maisons voisines. Bient?t le jardin fut plein de monde. On marchait sur les fleurs, on se penchait autour du vieux, on parlait tous ? la fois. Deux ou trois hommes le soulev?rent de terre. Christophe, rest? ? l’entr?e, tourn? contre le mur, se cachait la figure dans ses mains, il avait peur de voir; mais il ne pouvait pas s’en emp?cher; et, quand le cort?ge passa pr?s de lui, il vit, ? travers ses doigts, le grand corps du vieux qui s’abandonnait: un bras tra?nait ? terre; la t?te, appuy?e contre le genou d’un porteur, cahotait ? chaque pas; la face ?tait tum?fi?e, couverte de boue, saignante, avec la bouche ouverte, et ses terribles yeux. Il hurla de nouveau et prit la fuite. Il courut sans s’arr?ter jusqu’? la maison de sa m?re, comme s’il ?tait poursuivi. Il fit irruption dans la cuisine, avec des cris affreux. Louisa ?pluchait des l?gumes. Il se jeta sur elle et l’?treignit avec d?sespoir, pour qu’elle v?nt ? son secours. La figure convuls?e par ses sanglots, il pouvait ? peine parler. Mais d?s le premier mot, elle comprit. Elle devint toute blanche, laissa tomber ce qu’elle tenait, et, sans une parole, se pr?cipita hors de la maison.

Christophe resta seul, blotti contre l’armoire; il continuait de pleurer. Ses fr?res jouaient. Il ne se rendait pas compte exactement de ce qui s’?tait pass?, il ne pensait pas ? grand-p?re, il pensait aux images effrayantes qu’il avait vues tout ? l’heure; et sa terreur ?tait qu’on ne l’oblige?t ? les revoir, ? revenir l?-bas.