Louisa emm?ne quelquefois Christophe, dans ses visites au cimeti?re. Christophe a un d?go?t affreux pour cette terre grasse, rev?tue d’une sinistre parure de fleurs et d’arbres, et pour l’odeur lourde qui flotte au soleil, m?l?e ? l’haleine des cypr?s sonores. Mais il n’ose avouer sa r?pugnance, parce qu’il se la reproche comme une l?chet? et comme une impi?t?. Il est tr?s malheureux. La mort de grand-p?re ne cesse de le hanter. Pourtant, il y a longtemps d?j? qu’il sait ce que c’est que la mort, qu’il y pense et qu’il en a peur. Mais jamais il ne l’avait encore vue; et qui la voit pour la premi?re fois s’aper?oit qu’il ne connaissait rien, ni de la mort, ni de la vie. Tout est ?branl? d’un coup; la raison ne sert de rien. On croyait vivre, on croyait avoir quelque exp?rience de la vie: on voit qu’on ne savait rien, on voit qu’on ne voyait rien, on vivait envelopp? d’un voile d’illusions que l’esprit avait tiss? et qui cachait aux yeux le visage de la r?alit?. Il n’y a aucun rapport entre l’id?e de la souffrance et l’?tre qui saigne et qui souffre. Il n’y a aucun rapport entre la pens?e de la mort et les convulsions de la chair et de l’?me qui se d?bat et meurt. Tout le langage humain, toute la sagesse humaine, n’est qu’un guignol de raides automates, aupr?s de l’?blouissement fun?bre de la r?alit?, – ces mis?rables ?tres de boue et de sang, dont tout le vain effort est de fixer une vie, qui pourrit, d’heure en heure.
Christophe y pensait, jour et nuit. Les souvenirs de l’agonie le poursuivaient; il entendait l’horrible respiration. La nature enti?re avait chang?; il semblait que se f?t ?tendue sur elle une brume de glace. Autour de lui, partout, de quelque c?t? qu’il se tourn?t, il sentait sur sa face le souffle meurtrier de la B?te aveugle; il savait qu’il ?tait sous le poing de cette Force de destruction, et qu’il n’y avait rien ? faire. Mais loin de l’accabler, cette pens?e le br?lait d’indignation contre l’impossible; il avait beau se briser le front, et reconna?tre qu’il n’?tait pas le plus fort: il ne cessait point de se r?volter contre la souffrance. D?s lors, sa vie fut une lutte de tous les instants contre la f?rocit? d’un Destin, qu’il ne voulait pas admettre.
? l’obsession de ses pens?es la duret? m?me de la vie vint faire diversion. La ruine de la famille, que Jean-Michel retardait, se pr?cipita, d?s qu’il ne fut plus l?. Avec lui les Krafft avaient perdu leurs meilleures ressources; et la mis?re entra dans la maison.
Melchior y ajouta encore. Loin de travailler davantage, il s’abandonna tout ? fait ? son vice, quand il fut d?livr? du seul contr?le qui le ret?nt. Presque chaque nuit, il rentrait ivre, et il ne rapportait jamais rien de ce qu’il avait gagn?. Du reste, il avait perdu ? peu pr?s toutes ses le?ons. Une fois, il s’?tait pr?sent? chez une ?l?ve dans un ?tat d’?bri?t? compl?te: ? la suite de ce scandale, toutes les maisons lui furent ferm?es. ? l’orchestre, on ne le tol?rait que par ?gard pour le souvenir de son p?re; mais Louisa tremblait qu’il ne f?t cong?di? d’un jour ? l’autre, apr?s un esclandre. D?j? on l’en avait menac?, certains soirs o? il ?tait arriv? ? son pupitre vers la fin de la repr?sentation. Deux ou trois fois, il avait m?me totalement oubli? de venir. Et de quoi n’?tait-il pas capable dans ces moments d’excitation stupide, o? il ?tait pris d’une d?mangeaison de dire et de faire des sottises! Ne s’avisa-t-il pas, un soir, de vouloir ex?cuter son grand concerto de violon, au milieu d’un acte de la Walk?re! On eut toutes les peines du monde ? l’en emp?cher. Il ?clatait de rire, pendant la repr?sentation, sous l’empire des images plaisantes qui se d?roulaient sur la sc?ne ou dans son cerveau. Il faisait la joie de ses voisins; on lui passait beaucoup de choses, en faveur de son ridicule. Mais cette indulgence ?tait pire que la s?v?rit?; et Christophe en mourait de honte.
L’enfant ?tait maintenant premier violon ? l’orchestre. Il s’arrangeait de fa?on ? veiller sur son p?re, ? le suppl?er au besoin, ? lui imposer silence, quand Melchior ?tait dans ses jours d’expansion. Ce n’?tait pas ais?, et le mieux ?tait de ne pas faire attention ? lui; sans quoi l’ivrogne, d?s qu’il se sentait regard?, faisait des grimaces, ou commen?ait un discours. Christophe d?tournait donc les yeux, tremblant de lui voir faire quelque excentricit?; il essayait de s’absorber dans sa t?che, mais il ne pouvait s’emp?cher d’entendre les r?flexions de Melchior et les rires des voisins. Les larmes lui en venaient aux yeux. Les musiciens, braves gens, s’en ?taient aper?us, et ils avaient piti? de lui; ils mettaient une sourdine ? leurs ?clats, ils se cachaient de Christophe pour parler de son p?re. Mais Christophe sentait leur commis?ration. Il savait que, d?s qu’il ?tait sorti, les moqueries reprenaient leur train et que Melchior ?tait la ris?e de la ville. Il ne pouvait rien pour l’emp?cher; c’?tait un supplice pour lui. Il ramenait son p?re ? la maison apr?s la fin du spectacle; il lui donnait le bras, subissait ses bavardages, s’?vertuait ? cacher l’incertitude de sa marche. Mais ? qui faisait-il illusion? Et malgr? ses efforts, il ?tait rare qu’il r?uss?t ? conduire Melchior jusqu’au bout. Arriv? au tournant de la rue, Melchior d?clarait qu’il avait un rendez-vous urgent avec des amis, et aucun argument ne pouvait lui persuader de manquer ? cet engagement. Il ?tait m?me prudent de ne pas trop insister, si on ne voulait s’exposer ? une sc?ne d’impr?cations paternelles, qui attirait les voisins aux fen?tres.
Tout l’argent du m?nage y passait. Melchior ne se contentait pas de boire ce qu’il gagnait. Il buvait ce que sa femme et son fils avaient tant de peine ? gagner. Louisa pleurait; mais elle n’osait pas r?sister, depuis que son mari lui avait durement rappel? que rien dans la maison n’?tait ? elle et qu’il l’avait ?pous?e sans un sou. Christophe voulut regimber: Melchior le calotta, le traita de polisson, et lui prit l’argent des mains. L’enfant avait douze ? treize ans, il ?tait robuste, et commen?ait ? gronder contre les corrections; pourtant il avait encore peur de se r?volter, et il se laissait d?pouiller. La seule ressource qu’ils eussent, Louisa et lui, ?tait de cacher leur argent. Mais Melchior avait une ing?niosit? singuli?re ? d?couvrir leurs cachettes, quand ils n’?taient pas l?.
Bient?t, cela ne lui suffit plus. Il vendit les objets h?rit?s de son p?re. Christophe voyait partir avec douleur les livres, le lit, les meubles, les portraits des musiciens. Il ne pouvait rien dire. Mais un jour que Melchior, s’?tant rudement heurt? au vieux piano de grand-p?re, jura de col?re, en se frottant le genou, et dit qu’on n’avait plus la place de remuer chez soi, et qu’il allait d?barrasser la maison de toutes ces vieilleries, Christophe poussa les hauts cris. C’?tait vrai que les chambres ?taient encombr?es, depuis qu’on y avait entass? les meubles de grand-p?re pour vendre sa maison, la ch?re maison o? Christophe avait pass? les plus belles heures de son enfance. C’?tait vrai aussi que le vieux piano ne valait plus cher, qu’il avait une voix chevrotante, et que depuis longtemps Christophe l’avait abandonn?, pour jouer sur le beau piano neuf, d? aux munificences du prince; mais si vieux et si impotent qu’il f?t, il ?tait le meilleur ami de Christophe: il avait r?v?l? ? l’enfant le monde sans bornes de la musique; sur ses touches jaunes et polies il avait d?couvert le royaume des sons; c’?tait l’?uvre de grand-p?re, qui avait pass? trois mois ? le r?parer pour son petit-fils: il ?tait un objet sacr?. Aussi Christophe protesta qu’on n’avait pas le droit de le vendre. Melchior lui intima l’ordre de se taire. Christophe cria plus fort que le piano ?tait ? lui et qu’il d?fendait qu’on y touch?t. Il s’attendait ? recevoir une solide correction. Mais Melchior le regarda avec un mauvais sourire, et se tut.
Le lendemain, Christophe avait oubli?. Il rentrait ? la maison, fatigu?, mais d’assez bonne humeur. Il fut frapp? des regards sournois de ses fr?res. Ils feignaient d’?tre absorb?s dans une lecture; mais ils le suivaient des yeux et guettaient ses mouvements, se replongeant dans leur livre, d?s qu’il les regardait. Il ne douta point qu’ils ne lui eussent fait quelque mauvaise farce, mais il y ?tait habitu?, et ne s’en ?mut pas, r?solu, quand il la d?couvrirait, ? les rosser, comme il avait coutume. Il d?daigna donc d’approfondir la chose, et il se mit ? causer avec son p?re, qui, assis au coin du feu, l’interrogeait sur sa journ?e avec une affectation d’int?r?t, auquel il n’?tait point fait. Tandis qu’il lui parlait, il s’aper?ut que Melchior ?changeait en cachette des clignements d’yeux avec les deux petits. Il eut un serrement de c?ur. Il courut dans sa chambre… La place du piano ?tait vide! Il poussa un cri de douleur. Il entendit dans l’autre pi?ce les rires ?touff?s de ses fr?res. Tout son sang lui monta au visage. Il bondit vers eux. Il cria:
– Mon piano!
Melchior leva la t?te, d’un air paisible et ahuri, qui fit ?clater de rire les enfants. Lui-m?me ne put y tenir, en voyant la mine piteuse de Christophe; et il se d?tourna pour pouffer. Christophe perdit conscience de ses actes. Il se jeta comme un fou sur son p?re. Melchior, renvers? dans son fauteuil, n’eut pas le temps de se garer. L’enfant l’avait saisi ? la gorge, et lui criait:
– Voleur!
Ce ne fut qu’un ?clair. Melchior se secoua et envoya rouler contre le carreau Christophe, qui se cramponnait avec fureur. La t?te de l’enfant heurta contre les chenets. Christophe se releva sur les genoux, le front ouvert; et il continuait de r?p?ter, d’une voix suffoqu?e: