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Ainsi, il lance sa barque ? travers le flot des jours, sans d?tourner les yeux ni ? droite, ni ? gauche, immobile ? la barre, le regard fixe et tendu vers le but. ? l’orchestre, parmi les musiciens bavards, ? table, au milieu des siens, au palais, tandis qu’il joue, sans penser ? ce qu’il joue, pour le divertissement des fantoches princiers, c’est dans ce probl?matique avenir, cet avenir qu’un atome peut ruiner ? jamais, – n’importe! – c’est l? qu’il vit.

*

Il est ? son vieux piano, dans sa mansarde, seul. La nuit tombe. La lueur mourante du jour glisse sur le cahier de musique. Il se brise les yeux ? lire, jusqu’? la derni?re goutte de lumi?re. La tendresse des grands c?urs ?teints, qui s’exhale de ces pages muettes, le p?n?tre amoureusement. Ses yeux se remplissent de larmes. Il lui semble qu’un ?tre cher se tient derri?re lui, qu’une haleine caresse sa joue, que deux bras vont enlacer son cou. Il se retourne, frissonnant. Il sent, il sait qu’il n’est pas seul. Une ?me aimante, aim?e, est l?, aupr?s de lui. Il g?mit de ne pouvoir la prendre. Et pourtant, cette ombre d’amertume, m?l?e ? son extase, a encore une douceur secr?te. La tristesse m?me est lumineuse. Il pense ? ses ma?tres ch?ris, les g?nies disparus, dont l’?me revit dans ces musiques. Le c?ur gonfl? d’amour, il songe au bonheur surhumain, qui dut ?tre la part de ces glorieux amis, puisqu’un reflet de leur bonheur est encore si br?lant. Il r?ve d’?tre comme eux, de rayonner cet amour, dont quelques rayons perdus illuminent sa mis?re d’un sourire divin. ?tre dieu ? son tour, ?tre un foyer de joie, ?tre un soleil de vie!…

H?las! S’il devient un jour l’?gal de ceux qu’il aime, s’il atteint ? ce bonheur lumineux qu’il envie, il verra son illusion…

II. Otto.

Un dimanche que Christophe avait ?t? invit? par son Musikdirektor ? venir d?ner dans la petite maison de campagne, que Tobias Pfeiffer poss?dait ? une heure de la ville, il prit le bateau du Rhin. Sur le pont, il s’assit aupr?s d’un jeune gar?on de son ?ge, qui lui fit place avec empressement. Christophe n’y pr?ta aucune attention. Mais au bout d’un moment, sentant que son voisin ne cessait de l’observer, il le d?visagea. C’?tait un blondin aux joues roses et rebondies, avec une raie bien sage sur le c?t? de la t?te et une ombre de duvet ? la l?vre; il avait la mine candide d’un grand poupon, malgr? les efforts qu’il faisait pour para?tre un gentleman; il ?tait mis avec un soin pr?tentieux: costume de flanelle, gants clairs, escarpins blancs, n?ud de cravate bleu p?le; et il tenait ? la main une petite badine. Il regardait Christophe du coin de l’?il, sans tourner la t?te, le cou raide, comme une poule; et quand Christophe le regarda ? son tour, il rougit jusqu’aux oreilles, tira un journal de sa poche, et feignit de s’y absorber, d’un air important. Mais quelques minutes apr?s, il se pr?cipita pour ramasser le chapeau de Christophe, qui ?tait tomb?. Christophe, surpris par tant de politesse, regarda de nouveau le jeune gar?on, qui de nouveau rougit; il remercia s?chement: car il n’aimait pas cet empressement obs?quieux, et il d?testait qu’on s’occup?t de lui. Toutefois, il ne laissait pas d’en ?tre flatt?.

Bient?t, il n’y pensa plus; son attention fut prise par le paysage.

Depuis longtemps, il n’avait pu s’?chapper de la ville; aussi jouissait-il avidement de l’air qui fouettait sa figure, du bruit des flots contre le bateau, de la grande plaine d’eau et du spectacle changeant des rives: berges grises et plates, buissons de saules baignant jusqu’? mi-corps, villes couronn?es de tours gothiques et de chemin?es d’usines aux fum?es noires, vignes blondes et rochers l?gendaires. Et comme il s’extasiait tout haut, son voisin timidement, d’une voix ?trangl?e, hasarda quelques d?tails historiques sur les ruines qu’on voyait, savamment restaur?es et rev?tues de lierre: il avait l’air de se faire un cours ? lui-m?me. Christophe, int?ress?, le questionna. L’autre se h?tait de r?pondre, heureux de montrer sa science; et, ? chaque phrase, il s’adressait ? Christophe, en l’appelant: «Monsieur le Hofviolinist

– Vous me connaissez donc? demanda Christophe.

– Oh! oui! dit le jouvenceau, d’un ton de na?ve admiration, qui chatouilla la vanit? de Christophe.

Ils caus?rent. Le jeune gar?on voyait Christophe aux concerts; et son imagination avait ?t? frapp?e par ce qu’il avait entendu raconter de lui. Il ne le disait pas ? Christophe; mais Christophe le sentait, et il en ?tait agr?ablement surpris. Il n’avait pas l’habitude qu’on lui parl?t sur ce ton de respect ?mu. Il continua d’interroger son voisin sur l’histoire des pays qu’on traversait; l’autre faisait ?talage de ses connaissances toutes fra?ches; et Christophe admirait sa science. Mais ce n’?tait l? que le pr?texte de leur entretien: ce qui les int?ressait l’un et l’autre, c’?tait de se conna?tre eux-m?mes. Ils n’osaient aborder franchement ce sujet. Ils y revenaient de loin en loin par de gauches questions. Enfin ils se d?cid?rent; et Christophe apprit que son nouvel ami se nommait «monsieur Otto Diener», et ?tait le fils d’un riche commer?ant de la ville. Il se trouva naturellement qu’ils avaient des connaissances communes, et peu ? peu, leur langue se d?lia. Ils causaient avec animation, quand le bateau arriva ? la ville, o? Christophe devait descendre. Otto y descendait aussi. Ce hasard leur parut surprenant; et Christophe proposa, en attendant l’heure du d?ner, de faire quelques pas ensemble. Ils se lanc?rent ? travers champs. Christophe avait pris famili?rement le bras d’Otto, et lui contait ses projets, comme s’il le connaissait depuis sa naissance. Il avait ?t? tellement priv? de la soci?t? des enfants de son ?ge qu’il sentait une joie inexprimable ? se trouver avec ce jeune gar?on, instruit et bien ?lev?, qui avait de la sympathie pour lui.

Le temps passait, et Christophe ne s’en apercevait pas. Diener, tout fier de la confiance que lui t?moignait le jeune musicien, n’osait lui faire remarquer que l’heure de son d?ner ?tait d?j? sonn?e. Enfin il se crut oblig? de le lui rappeler; mais Christophe, qui s’?tait engag? dans une mont?e au milieu des bois, r?pondit qu’il fallait d’abord arriver au sommet; et quand ils furent en haut, il s’allongea sur l’herbe, comme s’il avait l’intention d’y passer la journ?e. Apr?s un quart d’heure, Diener, voyant qu’il ne semblait pas dispos? ? bouger, glissa de nouveau, timidement:

– Et votre d?ner?

Christophe, ?tendu tout de son long, les mains derri?re la t?te, fit tranquillement:

– Zut!

Puis il regarda Otto, vit sa mine effar?e, et se mit ? rire:

– Il fait trop bon ici, expliqua-t-il. Je n’irai pas. Qu’ils m’attendent!

Il se souleva ? moiti?:

– ?tes-vous press?? Non, n’est-ce pas? Savez-vous ce qu’il faut faire? Nous allons d?ner ensemble. Je connais une auberge.

Diener aurait bien eu des objections ? faire, non que personne l’attend?t, mais parce qu’il lui ?tait p?nible de prendre une d?cision ? l’improviste: il ?tait m?thodique et avait besoin de s’y pr?parer ? l’avance. Mais la question de Christophe ?tait pos?e d’un ton qui n’admettait gu?re la possibilit? d’un refus. Il se laissa donc entra?ner, et ils se remirent ? causer.

? l’auberge, leur feu tomba. Ils ?taient pr?occup?s tous deux de la grave question de savoir qui offrait le d?ner ? l’autre; et chacun, en secret, mettait son point d’honneur ? ce que ce f?t lui: Diener, parce qu’il ?tait le plus riche, Christophe, parce qu’il ?tait le plus pauvre. Ils n’y faisaient aucune allusion directe; mais Diener s’?vertuait ? affirmer son droit, par le ton d’autorit? qu’il essayait de prendre, en commandant le menu. Christophe comprenait son intention; et il rench?rissait sur lui en commandant d’autres plats recherch?s; il voulait lui montrer qu’il ?tait ? son aise, autant que qui que ce f?t. Et Diener ayant fait une nouvelle tentative, en t?chant de s’attribuer le choix des vins, Christophe le foudroya du regard, et fit venir une bouteille d’un des crus les plus chers que l’on e?t ? l’auberge.