Выбрать главу

À la rigueur, il eût pardonné à Otto de lui préférer d’autres amis; mais ce qu’il ne pouvait lui passer, c’était le mensonge. Otto n’était pas faux, ni hypocrite: il avait une difficulté naturelle à dire la vérité, comme un bègue à articuler; ce qu’il disait n’était jamais ni tout à fait vrai, ni tout à fait faux; soit timidité, soit incertitude sur ses propres sentiments, il parlait rarement d’une façon tout à fait nette, ses réponses étaient équivoques; il faisait, à propos de tout, des cachotteries et des mystères, qui mettaient Christophe hors de lui. Quand on le prenait en faute, au lieu de le reconnaître, il s’obstinait à nier, et racontait des histoires absurdes. Un jour, Christophe, exaspéré, le gifla. Il crut que c’était fini de leur amitié et que jamais Otto ne lui pardonnerait. Mais après avoir boudé quelques heures, Otto revint à lui, comme si rien ne s’était passé. Il n’avait nulle rancune des violences de Christophe; peut-être même y trouvait-il un charme. Tandis qu’il savait mauvais gré à Christophe de se laisser duper et d’avaler, bouche bée, toutes ses inventions; il l’en méprisait un peu et se croyait son supérieur. Christophe, de son côté, en voulait à Otto d’accepter ses rebuffades sans révolte.

Ils ne se voyaient plus avec les yeux des premiers jours. Leurs défauts à tous deux apparaissaient en pleine lumière. Otto trouvait moins de charme à l’indépendance de Christophe. Christophe était, en promenade, un compagnon gênant. Il n’avait aucun souci du savoir-vivre. Il se mettait à l’aise, enlevait sa veste, ouvrait son gilet, entre-bâillait son col, relevait ses poignets de chemise, plantait son chapeau sur le bout de son bâton, et se dilatait à l’air. Il remuait les bras en marchant, il sifflait, il chantait à tue-tête; il était rouge, suant et poudreux; il avait l’air d’un paysan, qui revient de la foire. L’aristocratique Otto était mortifié d’être rencontré en sa compagnie. Quand il apercevait une voiture sur la route, il s’arrangeait de façon à rester de dix pas en arrière, et il feignait de se promener seul.

Christophe n’était pas moins embarrassant, lorsque, à l’auberge, ou dans le wagon, au retour, il se mettait à parler. Il causait bruyamment, disait tout ce qui lui passait par la tête, traitait Otto avec une familiarité révoltante; il exprimait les opinions les plus dénuées de bienveillance sur le compte de personnages connus de tous, ou même sur le physique de gens assis à quelque distance; ou bien, il entrait dans des détails intimes sur sa santé et sa vie domestique. Otto avait beau rouler les yeux et faire des signes effarés: Christophe n’avait pas l’air de s’en apercevoir et ne se gênait pas plus que s’il avait été seul. Otto surprenait des sourires sur les visages de ses voisins: il eût voulu rentrer sous terre. Il trouvait Christophe grossier: il ne comprenait pas comment il avait pu être séduit par lui.

Le plus grave était que Christophe continuait d’en user avec la même désinvolture à l’égard de toutes les haies, barrières, clôtures, murailles, défenses de passer, menaces d’amende, Verbote de toute sorte, – de tout ce qui prétendait limiter sa liberté et garantir contre elle la sainte propriété. Otto vivait dans une peur de tous les instants, et ses observations ne servaient à rien: Christophe faisait pis, par bravade.

Un jour que Christophe, avec Otto sur les talons, se promenait comme chez lui au travers d’un bois particulier, en dépit, ou à cause des murs crénelés de tessons de bouteilles, qu’il leur avait fallu franchir, ils se trouvèrent nez à nez avec un garde, qui les accabla d’injures, et après les avoir tenus quelque temps sous la menace d’un procès-verbal, les mit dehors de la façon la plus ignominieuse. Otto ne brilla point dans cette épreuve: il se croyait déjà en prison, il larmoyait, protestant niaisement qu’il était entré par mégarde et qu’il avait suivi Christophe sans savoir où il allait. Quand il se vit sauvé, au lieu de se réjouir, il fit d’aigres reproches à son compagnon; il se plaignit que Christophe le compromît. L’autre l’écrasa du regard, et l’appela: «Capon!» Ils échangèrent des paroles vives. Otto se fût séparé de Christophe, s’il avait su comment revenir seuclass="underline" il fut forcé de le suivre; mais ils affectaient d’ignorer qu’ils étaient ensemble.

Un orage s’amassait. Dans leur colère, ils ne le virent pas venir. La campagne brûlante bruissait de cris d’insectes. Tout à coup, tout se tut. Ils ne s’aperçurent du silence qu’après quelques minutes: leurs oreilles bourdonnaient. Ils levèrent les yeux; le ciel était sinistre; d’énormes nuages lourds et livides l’avaient rempli; ils arrivaient de tous côtés, comme un galop de cavalerie. Ils semblaient tous courir vers un point invisible, aspirés par un gouffre. Otto, angoissé, n’osait dire ses craintes à Christophe; et celui-ci prenait un malin plaisir à ne vouloir rien remarquer. Ils se rapprochèrent pourtant sans se parler. Ils étaient seuls dans la plaine. Pas un souffle d’air. À peine un frisson de fièvre, qui faisait frémir par moments les petites feuilles des arbres. Soudain, un tourbillon de vent souleva la poussière, tordit les arbres, les fouetta furieusement. Et le silence retomba, plus sinistre qu’avant. Otto, d’une voix tremblante, se décida à parler:

– C’est l’orage. Il faut rentrer.

Christophe dit:

– Rentrons.

Mais il était trop tard. Une lumière aveuglante et brutale jaillit, le ciel mugit, la voûte des nuages gronda. En un instant, ils furent enveloppés par l’ouragan, affolés par les éclairs, assourdis par le tonnerre, trempés des pieds à la tête. Ils se trouvaient en rase campagne, à plus d’une demi-heure de toute habitation. Dans le tourbillon d’eau, dans la lumière morte, rougeoyaient les lueurs énormes de la foudre. Ils avaient envie de courir; mais leurs vêtements collés par la pluie les empêchaient de marcher, leurs souliers clapotaient, l’eau ruisselait sur tour leur corps. Ils respiraient avec peine. Otto claquait des dents, et il était fou de colère; il disait des choses blessantes à Christophe; il voulait s’arrêter, il prétendait qu’il était dangereux de marcher, il menaçait de s’asseoir dans le chemin, de se coucher par terre, au milieu des champs labourés. Christophe ne répondait pas; il continuait sa marche, aveuglé par le vent, la pluie et les éclairs, ahuri par le bruit, un peu inquiet aussi, mais se gardant de l’avouer.

Et soudain, ce fut fini. L’orage était passé, comme il était venu. Mais ils étaient tous deux en un piteux état. À la vérité, Christophe était si débraillé, à l’ordinaire, qu’un peu plus de désordre ne le changeait guère. Mais Otto, si soigné, si soigneux de sa mise, faisait triste figure; il semblait sortir tout habillé du bain; et quand Christophe se retourna vers lui, il ne put, en le voyant, réprimer un éclat de rire. Otto était dans un tel affaissement qu’il n’eut même pas la force de se fâcher. Christophe en eut pitié, il lui parla gaiement. Otto lui répondit d’un coup d’œil furieux. Christophe le fit entrer dans une ferme. Ils se séchèrent devant un grand feu et burent du vin chaud. Christophe trouvait l’aventure plaisante. Mais elle n’était pas du goût de Otto, qui garda un morne silence pendant le reste de la promenade. Ils revinrent en boudant et ne se tendirent pas la main, au moment de se quitter.