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À la suite de cette équipée, ils ne se virent plus, d’une semaine. Ils se jugeaient sévèrement l’un l’autre. Mais après s’être punis eux-mêmes, en se privant d’un de leurs dimanches de promenade, ils s’ennuyèrent tellement que leur rancune tomba. Christophe fit les premières avances, selon son habitude. Otto daigna les accepter; et ils firent la paix.

Malgré leurs désaccords, il leur était impossible de se passer l’un de l’autre. Ils avaient bien des défauts, ils étaient égoïstes tous les deux. Mais cet égoïsme était naïf, il ne connaissait pas les calculs de l’âge mûr, qui le rendent repoussant, il ne se connaissait pas lui-même: il était presque aimable, et il ne les empêchait pas de s’aimer sincèrement. Ils avaient un tel besoin d’amour et de sacrifice! Le petit Otto pleurait sur son oreiller, en se racontant des histoires de dévouement romanesque, dont il était le héros; il inventait des aventures pathétiques, où il était fort, vaillant, intrépide, et protégeait Christophe, qu’il s’imaginait adorer. Christophe ne voyait, n’entendait rien de beau ou de curieux, sans qu’il pensât: «Si Otto était là!» Il mêlait l’image de son ami à sa vie tout entière; et cette image se transfigurait, prenait une telle douceur qu’en dépit de ce qu’il savait de lui, il en était comme enivré. Certains mots de Otto, qu’il se rappelait longtemps après et qu’il embellissait, le faisaient tressaillir d’émotion. Ils s’imitaient mutuellement. Otto singeait les manières, les gestes, l’écriture de Christophe. Christophe était irrité de cette ombre qui répétait chaque mot qu’il avait dit et lui resservait ses propres pensées, comme des pensées neuves. Mais il ne s’apercevait pas qu’il contrefaisait lui-même Otto, il copiait sa façon de s’habiller, de marcher, de prononcer certains mots. C’était une fascination. Ils étaient pénétrés l’un de l’autre, ils avaient le cœur inondé de tendresse. Elle débordait de toutes parts comme une source. Chacun s’imaginait que son ami en était la cause. Ils ne savaient pas que c’était l’éveil de leur adolescence.

*

Christophe, qui ne se défiait de personne, laissait traîner ses papiers. Cependant une pudeur instinctive lui faisait serrer les brouillons de lettres qu’il griffonnait à Otto, et les réponses de celui-ci. Il ne les enfermait pas sous clef; il les mettait entre les feuilles d’un de ses cahiers de musique, où il se croyait sûr qu’on n’irait pas les chercher. Il comptait sans la malice de ses frères.

Il les voyait depuis quelque temps rire et chuchoter en le regardant: ils se récitaient à l’oreille des fragments de discours, qui les jetaient dans des convulsions de gaieté. Christophe ne parvenait pas à entendre leurs paroles; et d’ailleurs, suivant la tactique dont il usait à leur égard, il feignait une parfaite indifférence pour tout ce qu’ils pouvaient dire ou faire. Quelques mots éveillèrent son attention: il crut les reconnaître. Bientôt il n’eut plus de doute que ses frères n’eussent lu ses lettres. Mais quand il apostropha Ernst et Rodolphe, qui s’appelaient: «ma chère âme», avec un sérieux bouffon, il ne put rien en tirer. Les gamins firent semblant de ne pas comprendre, et dirent qu’ils avaient bien le droit de s’appeler comme ils voulaient. Christophe, qui avait retrouvé toutes ses lettres à leur place, n’insista pas davantage.

Peu après, il prit Ernst en flagrant délit de voclass="underline" le petit drôle fouillait dans le tiroir de la commode où Louisa renfermait l’argent. Christophe le secoua rudement, et il profita de l’occasion pour lui dire tout ce qu’il avait sur le cœur; il énumérait, en termes qui manquaient de courtoisie, les méfaits de Ernst, dont la liste n’était pas courte. Ernst prit mal la semonce; il répliqua avec arrogance que Christophe n’avait rien à lui reprocher; et il laissa entendre sur l’amitié de son frère avec Otto des choses équivoques. Christophe ne comprit pas; mais quand il entendit qu’on mêlait Otto à leur querelle, il somma Ernst de s’expliquer. Le petit ricanait; puis, lorsqu’il vit Christophe blêmir de colère, il eut peur et ne voulut plus parler. Christophe comprit qu’il n’en tirerait rien ainsi; il s’assit, en haussant les épaules, et affecta un mépris profond. Ernst, piqué, reprit son effronterie; il s’appliqua à blesser son frère, il lui dit une kyrielle de choses plus viles les unes que les autres. Christophe se tenait à quatre pour ne pas éclater. Quand il finit par comprendre, il vit rouge: il bondit de sa chaise. Ernst n’eut pas le temps de crier. Christophe s’était jeté sur lui, avait roulé avec lui au milieu de la chambre, et lui frappait la tête contre les carreaux. Aux cris effrayants de la victime, Louisa, Melchior, toute la maison accourut. On dégagea Ernst en fort mauvais état. Christophe ne voulait pas lâcher prise: il fallut le rouer de coups. On l’appela brute; et il en avait bien l’air. Les yeux lui sortaient de la tête, il grinçait des dents, il ne pensait qu’à se jeter de nouveau sur Ernst; quand on lui demandait ce qui s’était passé, sa fureur redoublait, et il criait qu’il le tuerait. Ernst se refusait aussi à parler.

Christophe ne put ni manger, ni dormir. Il tremblait et pleurait dans son lit. Ce n’était pas seulement pour Otto qu’il souffrait. Une révolution se faisait en lui. Ernst ne se doutait guère du mal qu’il avait pu causer à son frère. Christophe était d’une intransigeance de cœur toute puritaine, qui ne pouvait admettre les souillures de la vie, et les découvrait peu à peu avec horreur. À quinze ans, avec une vie libre et de forts instincts, il était resté étrangement naïf. Sa pureté naturelle et son travail sans trêve l’avaient tenu à l’abri. Les paroles de son frère lui ouvrirent des abîmes. Jamais il n’eût imaginé de lui-même ces infamies; et maintenant que l’idée en était entrée en lui, toute sa joie d’aimer et d’être aimé était gâtée. Non seulement son amitié pour Otto, mais toute amitié était empoisonnée.

Ce fut bien pis, quand quelques allusions sarcastiques lui firent croire, à tort peut-être, qu’il était en butte à la curiosité malsaine de la petite ville, et surtout quand Melchior, à quelque temps de là, lui fit des observations au sujet de ses promenades avec Otto. Melchior, probablement, n’y voyait pas malice; mais Christophe, averti, lisait le soupçon dans toutes les paroles; et il se croyait presque coupable. Otto, au même moment, passait par une crise analogue.

Ils essayèrent encore de se voir en cachette. Mais il fut impossible de retrouver l’abandon des entretiens passés. La franchise de leurs relations était altérée. Ces deux enfants, qui s’aimaient d’une tendresse si craintive qu’ils n’avaient jamais osé se donner un baiser fraternel, et qui n’imaginaient pas de plus grand bonheur que de se voir et de partager leurs rêves, se sentaient salis par le soupçon des cœurs malhonnêtes. Ils en arrivaient à voir le mal dans leurs actes les plus innocents: un regard, un serrement de main; ils rougissaient, ils avaient de mauvaises pensées. Leurs rapports devenaient intolérables.

Sans se donner le mot, ils se virent moins souvent. Ils essayèrent de s’écrire; mais ils surveillaient toutes leurs expressions. Leurs lettres devinrent froides et insipides. Ils se découragèrent. Christophe prétexta son travail, Otto ses occupations, pour cesser leur correspondance. Bientôt après, Otto partit pour l’Université; et l’amitié qui avait illuminé quelques mois de leur vie, s’obscurcit tout à fait.