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– Vous n’avez pas besoin de venir nous saluer, trouva bon de répéter Minna. Seulement, si vous ne venez pas, gare à vous!

Elle agitait le doigt, d’un petit air menaçant.

Minna n’avait nullement un désir impérieux que Christophe lui fît visite, ni même qu’il s’astreignît envers elle aux règles de la politesse; mais il lui plaisait de produire un petit effet, que son instinct lui faisait juger charmant.

Christophe rougit de plaisir. Madame de Kerich acheva de le gagner par le tact avec lequel elle lui parla de sa mère et de son grand-père, qu’elle avait autrefois connu. L’affectueuse cordialité des deux femmes le pénétrait; il s’exagérait cette bonté facile, cette bonne grâce mondaine, par le désir qu’il avait de la croire profonde. Il se mit à raconter ses projets, ses misères, avec une naïve confiance. Il ne s’apercevait plus de l’heure qui passait, et il eut un sursaut d’étonnement, lorsqu’un domestique vint annoncer le dîner. Mais sa confusion se changea en bonheur, quand madame de Kerich lui dit de rester dîner avec elles, comme de bons amis qu’on allait être, qu’on était déjà. On lui mit son couvert entre la mère et la fille; et il donna une idée moins avantageuse de ses talents à table qu’au piano. Cette partie de son éducation avait été fort négligée; il était disposé à croire qu’à table, manger et boire étaient l’essentiel, que la façon n’importait guère. Aussi, la proprette Minna le regardait avec une moue scandalisée.

On comptait qu’aussitôt après le souper, il s’en irait. Mais il les suivit dans le petit salon, il s’assit avec elles, il ne songeait pas à partir. Minna étouffait des bâillements et faisait des signes à sa mère. Il ne s’en apercevait pas, parce qu’il était grisé de son bonheur et qu’il pensait que les autres étaient comme lui, – parce que Minna, en le regardant, continuait de jouer des prunelles, par habitude, – et enfin, parce qu’une fois assis, il ne savait plus comment se lever et prendre congé. Il serait resté toute la nuit, si madame de Kerich ne l’eût congédié, avec un aimable sans-façon.

Il partit, emportant en lui la lumière caressante des yeux bruns de madame de Kerich, des yeux bleus de Minna; il sentait sur sa main le fin contact des doigts délicats et doux comme des fleurs; et une subtile odeur, qu’il n’avait jamais encore respirée, l’enveloppait, l’étourdissait, le faisait défaillir.

*

Il revint deux jours après, comme ils en étaient convenus, pour donner une leçon de piano à Minna. À partir de ce moment, il venait régulièrement sous ce prétexte, deux fois par semaine, le matin; et, bien souvent, il retournait le soir, pour faire de la musique et pour causer.

Madame de Kerich le voyait volontiers. C’était une femme intelligente et bonne. Elle avait trente-cinq ans, lorsqu’elle avait perdu son mari; et bien que jeune de corps et de cœur, elle s’était retirée sans regret du monde, où elle était fort lancée. Peut-être s’en séparait-elle d’autant plus facilement qu’elle s’y était beaucoup amusée et jugeait sainement qu’on ne peut à la fois avoir eu et avoir. Elle s’était attachée à la mémoire de monsieur de Kerich, non qu’elle eût eu pour lui, à aucun moment de son union, rien qui ressemblât à de l’amour: il lui suffisait d’une bonne amitié; elle avait des sens tranquilles et un esprit affectueux.

Elle s’était consacrée à l’éducation de sa fille; mais la même modération, qu’elle portait dans l’amour, atténuait ce que la maternité a souvent d’exalté et de maladif, quand l’enfant est le seul être sur qui la femme puisse reporter ses jalouses exigences d’aimer et d’être aimée. Elle chérissait Minna, mais la jugeait avec clarté, et ne se dissimulait aucune de ses imperfections, pas plus qu’elle ne cherchait à se faire illusion sur elle-même. Spirituelle, sensée, elle avait un regard infaillible pour découvrir du premier coup d’œil le faible et le ridicule de chacun; elle y trouvait plaisir, sans l’ombre de méchanceté; car elle était aussi indulgente que railleuse, et, tout en s’amusant des gens, elle aimait à leur rendre service.

Le petit Christophe fournit à sa bonté et à son esprit critique une occasion de s’exercer. Durant les premiers temps de son séjour dans la ville, où son grand deuil la tenait à l’écart de la société, Christophe lui fut une distraction. Par son talent d’abord. Elle aimait la musique, quoique n’étant pas musicienne; elle y trouvait un bien-être physique et moral, où sa pensée s’engourdissait paresseusement dans une agréable mélancolie. Assise auprès du feu, – tandis que Christophe jouait, – un ouvrage dans les mains, et souriant vaguement, elle goûtait une jouissance muette au va-et-vient machinal de ses doigts, et aux mouvements incertains de sa rêverie, flottant parmi les images tristes ou douces du passé.

Mais plus encore qu’à la musique, elle s’intéressait au musicien. Elle était assez intelligente pour sentir les rares dons de Christophe, bien qu’elle ne fût pas capable de discerner son originalité véritable. Elle se plaisait curieusement à surveiller l’éveil de cette flamme mystérieuse, qu’elle voyait poindre en lui. Elle avait vite apprécié ses qualités morales, sa droiture, son courage, cette sorte de stoïcisme, si touchant chez un enfant. Elle ne l’en regardait pas moins avec la perspicacité ordinaire de ses yeux fins et moqueurs. Elle s’amusait de sa gaucherie, de sa laideur, de ses petits ridicules; elle ne le prenait pas tout à fait au sérieux (elle ne prenait pas grand’chose au sérieux). Les saillies bouffonnes, les violences, l’humeur fantasque de Christophe, lui faisaient croire d’ailleurs qu’il n’était pas très bien équilibré; elle voyait en lui un de ces Krafft, qui étaient de braves gens et de bons musiciens, mais tous un peu toqués.

Cette légère ironie échappait à Christophe; il ne sentait que la bonté de madame de Kerich. Il était si peu habitué à ce qu’on fût bon pour lui! Bien que ses fonctions au palais le missent en contact journalier avec le monde, le pauvre Christophe était resté un petit sauvage, sans instruction et sans éducation. L’égoïsme de la cour ne s’occupait de lui que pour tirer profit de son talent, sans chercher à lui servir en rien. Il venait au palais, se mettait au piano, jouait, et s’en allait, sans que jamais personne se donnât la peine de causer avec lui, si ce n’était pour lui faire quelque compliment distrait. Personne, depuis la mort du grand-père, ni à la maison, ni au dehors, n’avait eu la pensée de l’aider à s’instruire, à se conduire dans la vie, à devenir un homme. Il souffrait de son ignorance et de sa grossièreté de manières. Il suait sang et eau pour se former tout seul; mais il n’y arrivait pas. Les livres, les entretiens, les exemples, tout lui manquait. Il eût fallu avouer sa détresse à un ami et il ne pouvait s’y décider. Même avec Otto, il n’avait pas osé, parce qu’aux premiers mots qu’il avait hasardés, Otto avait pris un ton de supériorité dédaigneuse, qui lui avait été comme une brûlure de fer rouge.

Et voici qu’avec madame de Kerich tout devenait aisé. D’elle-même, sans qu’il fût besoin de lui demander rien – (il en coûtait tellement à l’orgueil de Christophe!) – elle lui remontrait doucement ce qu’il ne fallait pas faire, l’avertissait de ce qu’il fallait faire, lui donnait des conseils sur la façon de s’habiller, de manger, de marcher, de parler, ne lui laissait passer aucune faute d’usage, de goût ou de langage; et il était impossible d’en être blessé, tant sa main était légère et attentive à ménager cet amour-propre ombrageux d’enfant. Elle fit son éducation littéraire, sans avoir l’air d’y toucher: elle ne semblait pas s’étonner de ses étranges ignorances; mais elle ne négligeait aucune occasion de relever ses erreurs, simplement, tranquillement, comme s’il était tout naturel que Christophe se fût trompé; au lieu de l’effaroucher par des leçons pédantes, elle avait imaginé d’occuper leurs réunions du soir, en faisant lire à Minna ou à lui de belles pages d’histoire, ou des poètes allemands et étrangers. Elle le traitait en enfant de la maison, avec quelques petites nuances de familiarité protectrice, qu’il n’apercevait pas. Elle s’occupait même de ses vêtements, elle les lui renouvelait, elle lui tricotait un cache-nez de laine, elle lui faisait présent de menus objets de toilette, et avec tant de gentillesse qu’il ne se sentait pas gêné de ces soins et de ces cadeaux.