Mais il ne pouvait plus. Il était pris. Un tumulte de pensées s’agitait en lui: il n’y reconnaissait rien. Comme des vapeurs qui montent d’une vallée, elles s’élevaient du fond de son cœur. Il allait en tout sens, au hasard, dans cette brume d’amour; et quoi qu’il fît, il ne faisait que tourner en rond autour d’une obscure idée fixe, un Désir inconnu, redoutable et fascinant, comme la flamme pour l’insecte. Soudain bouillonnement des forces aveugles de la Nature…
Ils passèrent par une période d’attente. Ils s’observaient, se désiraient, et se craignaient tous deux. Ils étaient inquiets. Ils n’en continuaient pas moins leurs petites hostilités et leurs bouderies; mais il n’y avait plus de familiarités entre eux: ils se taisaient. Chacun était, en silence, occupé à construire son amour.
L’amour a de curieux effets rétroactifs. Dès l’instant que Christophe découvrit qu’il aimait Minna, il découvrit du même coup qu’il l’avait toujours aimée. Depuis trois mois, ils se voyaient presque chaque jour, sans qu’il se fût douté de cet amour. Mais du moment qu’il l’aimait aujourd’hui, il fallait absolument qu’il l’eût aimée de toute éternité.
Ce fut un bien-être pour lui de découvrir enfin qui il aimait, Il y avait si longtemps qu’il aimait, sans savoir qui! Il fut soulagé, à la façon d’un malade, qui, souffrant d’un malaise général, vague et énervant, le voit se préciser en une douleur aiguë, localisée sur un point. Rien ne brise autant que l’amour sans objet précis: il ronge et dissout les forces. Une passion qu’on connaît tend l’esprit à l’excès; on est harassé: du moins, on sait pourquoi. Tout plutôt que le vide!
Bien que Minna eût donné à Christophe de bonnes raisons de croire qu’il ne lui était pas indifférent, il ne manquait pas de se tourmenter, et pensait qu’elle le dédaignait. Ils n’avaient jamais eu une idée nette l’un de l’autre; mais jamais cette idée n’avait été plus confuse qu’aujourd’hui: c’était une suite incohérente d’imaginations baroques, qui ne parvenaient pas à s’accorder ensemble: car ils passaient d’un extrême à l’autre se prêtant tour à tour des défauts et des charmes qu’ils n’avaient pas: ceux-ci, quand ils étaient éloignés l’un de l’autre, ceux-là quand ils étaient réunis. Dans les deux cas, ils se trompaient juste autant.
Ils ne savaient pas ce qu’ils désiraient eux-mêmes. Pour Christophe, son amour prenait la forme de cette soif de tendresse, impérieuse, absolue, qui le brûlait depuis l’enfance, qu’il réclamait des autres, qu’il eût voulu leur imposer, de gré ou de force. Par moments, se mêlaient à ce désir despotique d’un sacrifice entier de soi et des autres, – surtout des autres, peut-être, – des bouffées de désir brutal et obscur, qui lui donnaient le vertige et qu’il ne comprenait pas. Minna, surtout curieuse, et ravie d’avoir un roman, cherchait à en tirer tout le plaisir possible d’amour-propre et de sentimentalité; elle se dupait de tout cœur sur ce qu’elle éprouvait. Une bonne partie de leur amour était purement livresque. Ils se ressouvenaient des romans qu’ils avaient lus, et se prêtaient des sentiments qu’ils n’avaient point.
Mais le moment venait où ces petits mensonges, ces petits égoïsmes allaient s’évanouir devant le divin rayonnement de l’amour. Un jour, une heure, quelques secondes éternelles… Et ce fut si inattendu!…
Ils causaient seuls, un soir. L’ombre tombait dans le salon. Leur entretien avait pris une teinte grave. Ils parlaient de l’infini, de la vie, et de la mort. C’était un cadre plus grandiose pour leur passionnette. Minna se plaignait de sa solitude: ce qui amena naturellement la réponse de Christophe, qu’elle n’était pas si seule qu’elle disait.
– Non, fit-elle en secouant sa petite tête, tout cela, ce sont des mots. Chacun vit pour soi; personne ne s’intéresse à vous, personne ne vous aime.
Un silence.
– Et moi? dit brusquement Christophe, pâle d’émotion.
La porte s’ouvrit. Ils se rejetèrent en arrière. Madame de Kerich entra. Christophe se plongea dans un livre, qu’il lisait à l’envers. Minna, pliée sur son ouvrage, s’enfonçait son aiguille dans le doigt.
Ils ne se trouvèrent plus seuls, de toute la soirée, et ils avaient peur de l’être. Madame de Kerich s’étant levée pour chercher un objet dans la chambre voisine, Minna, peu complaisante d’ordinaire, courut le prendre à sa place; et Christophe profita de son absence pour partir, sans lui dire bonsoir.
Le lendemain, ils se retrouvèrent, impatients de reprendre l’entretien interrompu. Ils n’y réussirent point. Les circonstances leur furent cependant favorables. Ils allèrent en promenade avec madame de Kerich, et ils eurent dix occasions de causer à leur aise. Mais Christophe ne pouvait parler; et il en était si malheureux qu’il se tenait sur la route le plus loin possible de Minna. Celle-ci faisait semblant de ne pas remarquer son impolitesse; mais elle en fut piquée, et elle le montra bien. Quand Christophe se força enfin à articuler quelques mots, elle l’écouta d’un air glacé: ce fut à peine s’il eut le courage d’aller jusqu’au bout de sa phrase. La promenade s’achevait. Le temps passait. Et il se désolait de n’avoir pas su l’employer.
Une semaine s’écoula. Ils crurent s’être trompés sur leurs sentiments réciproques. Ils n’étaient pas sûrs de n’avoir pas rêvé la scène de l’autre soir. Minna gardait rancune à Christophe. Christophe redoutait de la rencontrer seule. Ils étaient plus en froid que jamais.
Un jour vint. – Il avait plu toute la matinée et une partie de l’après-midi. Ils étaient restés enfermés dans la maison, sans se parler, à lire, bâiller, regarder par la fenêtre; ils étaient ennuyés et maussades. Vers quatre heures, le ciel s’éclaircit. Ils coururent au jardin. Ils s’accoudèrent sur la terrasse, contemplant au-dessous d’eux les pentes de gazon qui descendaient vers le fleuve. La terre fumait, une tiède vapeur montait au soleil; des gouttelettes de pluie étincelaient sur l’herbe; l’odeur de la terre mouillée et le parfum des fleurs se mêlaient; autour d’eux bruissait le vol doré des abeilles. Ils étaient côte à côte, et ne se regardaient pas; ils ne pouvaient se décider à rompre le silence. Une abeille vint gauchement s’accrocher à une grappe de glycine, lourde de pluie, et fit basculer sur elle une cataracte d’eau. Ils rirent en même temps; et aussitôt, ils sentirent qu’ils ne se boudaient plus, qu’ils étaient bons amis. Pourtant ils continuaient à ne pas se regarder.
Brusquement, sans tourner la tête, elle lui prit la main, et elle lui dit:
– Venez!
Elle l’entraîna en courant vers le petit labyrinthe boisé, aux sentiers bordés de buis, qui s’élevait au centre du bosquet. Ils escaladèrent la pente, ils glissaient sur le sol détrempé; et les arbres mouillés secouaient sur eux leurs branches. Près d’arriver au faîte, elle s’arrêta, pour respirer.
– Attendez… attendez… dit-elle tout bas, tâchant de reprendre haleine.
Il la regarda. Elle regardait d’un autre côté: elle souriait, haletante, la bouche entr’ouverte; sa main était crispée dans la main de Christophe. Ils sentaient leur sang battre dans leurs paumes pressées et leurs doigts qui tremblaient. Autour d’eux, le silence. Les pousses blondes des arbres frissonnaient au soleil; une petite pluie s’égouttait des feuilles, avec un bruit argentin; et dans le ciel passaient les cris aigus des hirondelles.
Elle retourna la tête vers lui: ce fut un éclair. Elle se jeta à son cou, il se jeta dans ses bras.