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Elle retourna la tête vers lui: ce fut un éclair. Elle se jeta à son cou, il se jeta dans ses bras.

– Minna! Minna! chérie!…

– Je t’aime, Christophe! je t’aime!

Ils s’assirent sur un banc de bois mouillé. Ils étaient pénétrés d’amour, un amour doux, profond, absurde. Tout le reste avait disparu. Plus d’égoïsme, plus de vanité, plus d’arrière-pensées. Toutes les ombres de l’âme étaient balayées par ce souffle d’amour. «Aimer, aimer», – disaient leurs yeux riants et humides de larmes. Cette froide et coquette petite fille, ce garçon orgueilleux, étaient dévorés du besoin de se donner, de souffrir, de mourir l’un pour l’autre. Ils ne se reconnaissaient plus, ils n’étaient plus eux-mêmes; tout était transformé: leur cœur, leurs traits, leurs yeux rayonnaient d’une bonté et d’une tendresse touchantes. Minutes de pureté, d’abnégation, de don absolu de soi, qui ne reviendront plus dans la vie!

Après un balbutiement éperdu, après des promesses passionnées d’être l’un à l’autre toujours, après des baisers et des mots incohérents et ravis, ils s’aperçurent qu’il était tard, et ils revinrent en courant, se tenant par la main, au risque de tomber dans les allées étroites, se heurtant aux arbres, ne sentant rien, aveugles et ivres de joie.

Lorsqu’il l’eut quittée, il ne rentra pas chez lui: il n’aurait pu dormir. Il sortit de la ville et marcha à travers champs; il se promena au hasard dans la nuit. L’air était frais, la campagne obscure et déserte. Une chouette hululait frileusement. Il allait comme un somnambule. Il monta la colline au milieu des vignes. Les petites lumières de la ville tremblaient dans la plaine, et les étoiles dans le ciel sombre. Il s’assit sur un mur du chemin, et fut pris brusquement d’une crise de larmes. Il ne savait pourquoi. Il était trop heureux; et l’excès de sa joie était fait de tristesse et de joie; il s’y mêlait de la reconnaissance pour son bonheur, de la pitié pour ceux qui n’étaient pas heureux, un sentiment mélancolique et doux de la fragilité des choses, l’enivrement de vivre. Il pleura avec délices, il s’endormit au milieu de ses pleurs. Quand il se réveilla, c’était l’aube incertaine. Les brouillards blancs traînaient sur le fleuve et enveloppaient la ville, où Minna dormait, écrasée de fatigue, le cœur illuminé par un rire de bonheur.

*

Dès le matin, ils réussirent à se revoir au jardin, et ils se dirent de nouveau qu’ils s’aimaient; mais, déjà, ce n’était plus la divine inconscience de la veille. Elle jouait un peu l’amoureuse; et lui, quoique plus sincère, tenait aussi un rôle. Ils parlèrent de ce que serait leur vie. Il regretta sa pauvreté, son humble condition. Elle affecta la générosité, et elle jouit de sa générosité. Elle se disait indifférente à l’argent. Il est vrai qu’elle l’était: car elle ne le connaissait pas, ne connaissant pas son manque. Il lui promit de devenir un grand artiste; elle trouvait cela amusant et beau, comme un roman. Elle crut de son devoir de se conduire en véritable amoureuse. Elle lut des poésies elle fut sentimentale. Il était gagné par la contagion. Il soignait sa toilette: il était ridicule; il surveillait sa façon de parler: il était prétentieux. Madame de Kerich le regardait en riant, et se demandait ce qui avait pu le rendre aussi stupide.

Mais ils avaient des minutes d’ineffable poésie. Elles éclataient subitement au milieu des journées un peu pâles, tel un rayon de soleil au travers du brouillard. C’était un regard, un geste, un mot qui ne signifiait rien, et les inondait de bonheur; c’étaient les: «Au revoir!», le soir, dans l’escalier mal éclairé, les yeux qui se cherchaient, se devinaient dans la demi-obscurité, le frisson des mains qui se touchaient, le tremblement de la voix, tous ces petits riens, dont leur souvenir se repaissait, la nuit, quand ils dormaient d’un sommeil si léger que le son de chaque heure les réveillait, et quand leur cœur chantait: «Il m’aime», comme le murmure d’un ruisseau.

Ils découvrirent le charme des choses. Le printemps souriait avec une merveilleuse douceur. Le ciel avait un éclat, l’air avait une tendresse, qu’ils ne connaissaient pas. La ville tout entière, les toits rouges, les vieux murs, les pavés bosselés, se paraient d’un charme familier, qui attendrissait Christophe. La nuit, quand tout le monde dormait, Minna se levait du lit et restait à la fenêtre, assoupie et fiévreuse. Et les après-midi, quand il n’était pas là, elle rêvait, assise dans la balançoire, un livre sur les genoux, les yeux à demi fermés, somnolente de lassitude heureuse, le corps et l’esprit flottant dans l’air printanier. Elle passait des heures maintenant au piano, répétant, avec une patience exaspérante pour les autres, des accords, des passages, qui la faisaient devenir toute blanche et glacée d’émotion. Elle pleurait en entendant de la musique de Schumann. Elle se sentait pleine de pitié et de bonté pour tous; et il l’était, comme elle. Ils donnaient de furtives aumônes aux pauvres qu’ils rencontraient, et ils échangeaient des regards compatissants: ils étaient heureux d’être si bons.

À vrai dire, ils ne l’étaient que par intermittences. Minna découvrait tout à coup combien était triste l’humble vie de dévouement de la vieille Frida, qui servait dans la maison, depuis l’enfance de sa mère; et elle courait se jeter à son cou, au grand étonnement de la bonne vieille, occupée à repriser du linge dans la cuisine. Mais cela ne l’empêchait pas, deux heures après, de lui parler durement, parce que Frida n’était pas venue au premier coup de sonnette. Et Christophe, qui était dévoré d’amour pour tout le genre humain, et se détournait de sa route, pour ne pas écraser un insecte, était plein d’indifférence pour sa propre famille. Par une réaction bizarre, il était même d’autant plus froid et plus sec avec les siens qu’il avait plus d’affection pour le reste des êtres: à peine s’il pensait a eux; il leur parlait avec brusquerie et les voyait avec ennui. Leur bonté à tous deux n’était qu’un trop-plein de tendresse, qui débordait par crises, et dont bénéficiait, au hasard, le premier qui passait. En dehors de ces crises, ils étaient plus égoïstes qu’à l’ordinaire; car leur esprit était rempli par une pensée unique, et tout y était ramené.

Quelle place avait prise dans la vie de Christophe la figure de la fillette! Quelle émotion, quand, la cherchant dans le jardin, il apercevait de loin la petite robe blanche; – quand, au théâtre, assis à quelques pas de leurs places encore vides, il entendait la porte de la baignoire s’ouvrir, et la rieuse voix qu’il connaissait si bien; – quand, dans une conversation étrangère, le cher nom de Kerich était prononcé! Il pâlissait, rougissait; pendant quelques minutes, il ne voyait ni n’entendait plus rien. Et aussitôt après, un torrent de sang lui remontait dans le corps, un assaut de forces inconnues.

Cette petite Allemande naïve et sensuelle avait des jeux bizarres. Elle posait sa bague sur une couche de farine; et il fallait la prendre, l’un après l’autre, avec les dents, sans se blanchir le nez. Ou bien elle passait au travers d’un biscuit une ficelle, dont chacun mettait un des bouts dans sa bouche; et il s’agissait d’arriver le plus vite possible, en mangeant la ficelle, à mordre le biscuit. Leurs visages se rapprochaient, leurs souffles se mêlaient, leurs lèvres se touchaient, ils riaient d’un rire factice, et leurs mains étaient glacées. Christophe se sentait envie de mordre, de faire du mal; il se rejetait brusquement en arrière; et elle continuait à rire, d’une façon forcée. Ils se détournaient l’un de l’autre, feignaient l’indifférence, et se regardaient à la dérobée.

Ces jeux troubles avaient pour eux un attrait inquiétant. Christophe en avait peur et leur préférait la gêne même des réunions, où madame de Kerich ou quelque autre assistait. Nulle présence importune ne pouvait interrompre l’entretien de leurs cœurs amoureux; la contrainte ne faisait que le rendre plus intense et plus doux. Tout alors prenait entre eux un prix infini: un mot, un plissement de lèvres, un coup d’œil, suffisaient à faire transparaître sous le voile banal de la vie ordinaire le riche et frais trésor de leur vie intérieure. Eux seuls le pouvaient voir: ils le croyaient du moins et se souriaient, heureux de leurs petits mystères. À écouter leurs paroles, on n’eût rien remarqué qu’une conversation de salon sur des sujets indifférents: pour eux, c’était un chant perpétuel d’amour. Ils lisaient les nuances les plus fugitives de leurs traits et de leur voix, comme en un livre ouvert; aussi bien auraient-ils pu lire, les yeux fermés: car ils n’avaient qu’à écouter leur propre cœur, pour y entendre l’écho du cœur de l’ami. Ils débordaient de confiance dans la vie, dans le bonheur, en eux-mêmes. Leurs espoirs étaient sans limites. Ils aimaient, ils étaient aimés, heureux, sans une ombre, sans un doute, sans une crainte pour l’avenir. Sérénité unique de ces jours de printemps! Pas un nuage au ciel. Une foi si fraîche que rien ne semble pouvoir la faner jamais. Une joie si abondante que rien ne pourra l’épuiser. Vivent-ils? Rêvent-ils? Ils rêvent sans doute. Il n’y a rien de commun entre la vie et leur rêve. Rien, sinon qu’à cette heure magique, eux-mêmes ne sont qu’un rêve: leur être s’est fondu, au souffle de l’amour.