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Il connut pour la première fois l’affreux chagrin de l’absence, Tourment intolérable pour tous les cœurs aimants. Le monde est vide, la vie est vide, tout est vide. On ne peut plus respirer: c’est une angoisse mortelle. Surtout quand persistent autour de nous les traces matérielles du passage de l’amie, quand les objets qui nous entourent l’évoquent constamment, quand on reste dans le décor familier où l’on vécut ensemble, quand on s’acharne à revivre aux mêmes lieux le bonheur disparu. Alors, c’est comme un gouffre qui s’ouvre sous les pas: on se penche, on a le vertige, on va tomber, on tombe. On croit voir la mort en face. Et c’est bien elle qu’on voit: l’absence n’est qu’un de ses masques. On assiste tout vif à la disparition du plus cher de son cœur: la vie s’efface, c’est le trou noir, le néant.

Christophe alla revoir tous les endroits aimés, pour souffrir davantage. Madame de Kerich lui avait laissé la clef du jardin, pour qu’il pût s’y promener en leur absence. Il y retourna, le jour même, et faillit suffoquer de douleur. Il lui semblait, en venant, qu’il y retrouverait un peu de celle qui était partie: il ne la retrouva que trop, son image flottait sur toutes les pelouses; il s’attendait à la voir paraître à tous les détours des allées: il savait bien qu’elle ne paraîtrait pas; mais il se torturait à se persuader le contraire, à rechercher les traces de ses souvenirs amoureux, le chemin du labyrinthe, la terrasse tapissée de glycine, le banc dans la charmille; et il mettait une insistance de bourreau à se répéter: «Il y a huit jours… il y a trois jours… hier, c’était ainsi, hier, elle était ici… ce matin même…» Il se labourait le cœur avec ces pensées, jusqu’à ce qu’il dût s’arrêter, étouffant, près de mourir. – À son deuil se mêlait une colère contre lui de tout ce beau temps perdu, sans qu’il en eût profité. Tant de minutes, tant d’heures, où il jouissait du bonheur infini de la voir, de la respirer, de se nourrir d’elle! Et il ne l’avait pas apprécié! Il avait laissé fuir le temps, sans avoir savouré chacun des plus petits moments! Et maintenant!… Maintenant, il était trop tard… Irréparable! Irréparable!

Il revint chez lui. Les siens lui furent odieux. Il ne put supporter leurs visages, leurs gestes, leurs entretiens insipides, les mêmes que la veille, les mêmes que les jours d’avant, les mêmes que lorsqu’elle était là. Ils continuaient de mener leur vie accoutumée, comme si un tel malheur ne venait pas de s’accomplir auprès d’eux. La ville non plus ne se doutait du rien. Les gens allaient à leurs occupations, riants, bruyants, affairés; les grillons chantaient, le ciel rayonnait. Il les haïssait tous, il se sentait écrasé par l’égoïsme universel. Mais il était plus égoïste, à lui seul, que l’univers entier. Rien n’avait plus de prix pour lui. Il n’avait plus de bonté. Il n’aimait plus personne.

Il passa de lamentables journées. Ses occupations le reprirent d’une façon automatique; mais il n’avait plus de courage pour vivre.

Un soir qu’il était à table avec les siens, muet et accablé, le facteur heurta à la porte et lui remit une lettre. Son cœur la reconnut, avant d’avoir vu l’écriture. Quatre paires d’yeux, braqués sur lui, avec une curiosité indiscrète, attendaient qu’il la lût, s’accrochant à l’espoir de cette distraction, qui les sortît de leur ennui accoutumé. Il posa la lettre à côté de son assiette et se força à ne pas l’ouvrir, prétendant avec indifférence qu’il savait de quoi il s’agissait. Mais ses frères, vexés, n’en crurent rien, et continuèrent de l’épier: en sorte qu’il fut à la torture, jusqu’à la fin du repas. Alors seulement il fut libre de s’enfermer dans sa chambre. Son cœur battait si fort qu’il faillit déchirer la lettre en l’ouvrant. Il tremblait de ce qu’il allait lire; mais, dès qu’il eut parcouru les premiers mots, une joie l’envahit.

C’étaient quelques lignes très affectueuses. Minna lui écrivait en cachette. Elle l’appelait: «Cher Christlein», elle lui disait qu’elle avait bien pleuré, qu’elle avait regardé l’étoile, chaque soir, qu’elle avait été à Francfort, qui était une ville grandiose, où il y avait des magasins admirables, mais qu’elle ne faisait attention à rien, parce qu’elle ne pensait qu’à lui. Elle lui rappelait qu’il avait juré de lui rester fidèle, et de ne voir personne en son absence, afin de penser uniquement à elle. Elle voulait qu’il travaillât pendant tout le temps qu’elle ne serait pas là, afin qu’il devînt célèbre, et qu’elle le fût aussi. Elle finissait en lui demandant s’il se souvenait du petit salon, où ils s’étaient dit adieu, le matin du départ; et elle le priait d’y retourner un matin; elle assurait qu’elle y serait encore, en pensée, et qu’elle lui dirait encore adieu, de la même façon. Elle signait: «Éternellement à toi! Éternellement!…» et elle avait ajouté un post-scriptum, pour lui recommander d’acheter un chapeau canotier au lieu de son vilain feutre; – «tous les messieurs distingués en portent ici: un canotier de grosse paille, avec un large ruban bleu».

Christophe lut quatre fois la lettre, avant d’arriver à la comprendre tout à fait. Il était étourdi, il n’avait même plus la force d’être heureux; il se sentit brusquement si las qu’il se coucha, relisant et baisant la lettre à tout instant. Il la mit sous son oreiller, et sa main s’assurait sans cesse qu’elle était là. Un bien-être ineffable se répandait en lui. Il dormit d’un trait jusqu’au lendemain.

Sa vie devint plus supportable. La pensée fidèle de Minna flottait autour de lui. Il entreprit de lui répondre; mais il n’avait pas le droit de lui écrire librement, il devait cacher ce qu’il sentait; c’était pénible et difficile. Il s’évertua à voiler maladroitement son amour sous des formules de politesse cérémonieuse, dont il se servait toujours d’une façon ridicule.

Sa lettre partie, il attendit la réponse de Minna, il ne vécut plus que dans cette attente. Pour prendre patience, il essaya de se promener, de lire. Mais il ne pensait qu’à Minna, il se répétait son nom avec une obstination de maniaque; il avait pour ce nom un amour si idolâtre qu’il gardait dans sa poche un volume de Lessing, parce que le nom de Minna s’y trouvait; et, chaque jour, il faisait un long détour, au sortir du théâtre, pour passer devant une boutique de mercière, dont l’enseigne portait les cinq lettres adorées.

Il se reprocha de se distraire, quand elle lui avait recommandé avec insistance de travailler, pour la rendre illustre. La naïve vanité de cette demande le touchait, comme une marque de confiance. Il résolut, pour y répondre, d’écrire une œuvre qui lui serait non seulement dédiée, mais vraiment consacrée. Aussi bien n’aurait-il pu rien faire d’autre, en ce moment. À peine en eut-il conçu le dessein que les idées musicales affluèrent. Telle une masse d’eau, accumulée dans un réservoir depuis des mois, et qui s’écroulerait d’un coup, brisant ses digues. Il ne sortit plus de sa chambre, pendant huit jours, Louisa déposait son dîner à la porte: car il ne la laissait même pas entrer.

Il écrivit un quintette pour clarinette et instruments à cordes. La première partie était un poème d’espoir et de désir juvéniles; la dernière, un badinage d’amour, où faisait irruption l’humour un peu sauvage de Christophe. Mais l’œuvre entière avait été écrite pour le second morceau: le larghetto, où Christophe avait peint une petite âme ardente et ingénue, qui était, ou devait être le portrait de Minna. Nul ne l’y eût reconnue, et elle moins que personne; mais l’important était qu’il l’y reconnût parfaitement; il éprouvait un frémissement de plaisir à l’illusion de sentir qu’il s’était emparé de l’être de la bien-aimée. Nul travail ne lui fut plus facile et heureux: c’était une détente à l’excès d’amour, que l’absence amassait en lui; et en même temps, le souci de l’œuvre d’art, l’effort nécessaire pour dominer et concentrer la passion dans une forme belle et claire, lui donnait une santé d’esprit, un équilibre de toutes ses facultés, qui lui causait une volupté physique. Souveraine jouissance connue de tout artiste: pendant le temps qu’il crée, il échappe à l’esclavage du désir et de la douleur; il en devient le maître; et tout ce qui le faisait jouir, et tout ce qui le faisait souffrir, lui semble le libre jeu de sa volonté. Instants trop courts: car il retrouve ensuite, plus lourdes, les chaînes de la réalité.