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«Vous m’avez fait durement sentir que je n’avais pas le droit d’aimer votre fille. Rien au monde ne peut empêcher mon cœur d’aimer ce qu’il aime; et si je ne suis pas de votre rang, je suis aussi noble que vous. C’est le cœur qui ennoblit l’homme: si je ne suis pas comte, j’ai peut-être plus d’honneur en moi que bien des comtes. Valet ou comte, du moment qu’il m’insulte, je le méprise. Je méprise comme la boue tout ce qui se prétend noble, s’il n’a pas la noblesse de l’âme.

«Adieu! Vous m’avez méconnu. Vous m’avez trompé. Je vous déteste.

«Celui qui aime, en dépit de vous, et qui aimera jusqu’à sa mort mademoiselle Minna, parce qu’elle est à lui, et que rien ne peut la lui reprendre.»

À peine eut-il jeté sa lettre à la boîte qu’il eut la terreur de ce qu’il avait fait. Il essaya de n’y plus penser; mais certaines phrases lui revenaient à la mémoire; et il avait une sueur froide, en songeant que madame de Kerich lisait ces énormités. Au premier moment, il était soutenu par son désespoir même; mais, dès le lendemain, il comprit que sa lettre n’aurait d’autre résultat que de le séparer tout à fait de Minna: et cela lui parut le pire des malheurs. Il espérait encore que Madame de Kerich, qui connaissait ses emportements, ne prendrait pas celui-ci au sérieux, qu’elle se contenterait d’une sévère remontrance, et, – qui sait? – qu’elle serait peut-être touchée par la sincérité de sa passion. Il n’attendait qu’un mot pour se jeter à ses pieds. Il l’attendit cinq jours. Puis vint une lettre. Elle disait:

«Cher Monsieur,

«Puisque, à votre avis, il y a eu un malentendu entre nous, le plus sage est sans doute de ne point le prolonger. Je me reprocherais de vous imposer davantage des relations devenues pénibles pour vous. Vous trouverez donc naturel que nous les interrompions. J’espère que vous ne manquerez pas, dans la suite, d’autres amis, qui sauront vous apprécier, comme vous désirez l’être. Je ne doute point de votre avenir, et suivrai de loin, avec sympathie, vos progrès dans la carrière musicale. Salutations.

«Josepha von Kerich.»

Les plus amers reproches eussent été moins cruels. Christophe se vit perdu. On peut répondre à qui vous accuse injustement. Mais que faire contre le néant de cette indifférence polie? Il s’affola. Il pensa qu’il ne verrait plus Minna, qu’il ne la reverrait plus jamais; et il ne put le supporter. Il sentit le peu que pèse tout l’orgueil du monde, au prix d’un peu d’amour. Il oublia toute dignité, il devint lâche, il écrivit de nouvelles lettres, où il suppliait qu’on lui pardonnât. Elles n’étaient pas moins stupides que celle où il s’emportait. On ne lui répondit rien.

Et tout fut dit.

*

Il faillit mourir. Il pensa à se tuer. Il pensa à tuer. Il se figura du moins qu’il le pensait. Il eut des désirs incendiaires. On ne se doute pas du paroxysme d’amour et de haine qui dévorent certains cœurs d’enfants. Ce fut la crise la plus terrible de son enfance. Elle mit fin à son enfance. Elle trempa sa volonté. Mais elle fut bien près de la briser pour toujours.

Il ne pouvait plus vivre. Accoudé sur sa fenêtre, pendant des heures, et regardant le pavé de la cour, il songeait, comme quand il était petit, qu’il y avait un moyen d’échapper à la torture de la vie. Le remède était là, sous ses yeux, immédiat… Immédiat – Qui le savait?… Peut-être après des heures – des siècles – de souffrances atroces!… Mais si profond était son désespoir d’enfant qu’il se laissait glisser au vertige de ces pensées.

Louisa voyait qu’il souffrait. Elle ne pouvait se douter exactement de ce qui se passait en lui; mais son instinct l’avertissait du danger. Elle tâchait de se rapprocher de son fils, de connaître ses peines, afin de le consoler. Mais la pauvre femme avait perdu l’habitude de causer intimement avec Christophe; depuis bien des années, il renfermait ses pensées en lui; et elle était trop absorbée par les soucis matériels de la vie, pour avoir le temps de chercher à le deviner. Maintenant qu’elle eût voulu lui venir en aide, elle ne savait que faire. Elle rôdait autour de lui, comme une âme en peine; elle eût souhaité de trouver les mots qui lui eussent fait du bien; et elle n’osait parler, de crainte de l’irriter. Et malgré ses précautions, elle l’irritait par tous ses gestes, par sa présence même; car elle n’était pas très adroite, et il n’était pas très indulgent. Cependant il l’aimait, ils s’aimaient. Mais il suffit de si peu pour séparer des êtres qui se chérissent! Un parler trop fort, des gestes maladroits, un tic inoffensif dans les yeux ou le nez, une façon de manger, de marcher et de rire, une gêne physique qu’on ne peut analyser… On se dit que ce n’est rien; et pourtant, c’est un monde. C’est assez, bien souvent, pour qu’une mère et un fils, deux frères, deux amis, qui sont tout près l’un de l’autre, restent éternellement étrangers l’un à l’autre.

Christophe ne trouvait donc pas auprès de sa mère un appui dans la crise qu’il traversait. Et d’ailleurs, de quel prix est l’affection des autres pour l’égoïsme de la passion, préoccupée d’elle seule?

Une nuit que les siens dormaient, et qu’assis dans sa chambre, sans penser, sans bouger, il s’enlisait dans ses dangereuses idées, un bruit de pas fit résonner la petite rue silencieuse, et un coup frappé à la porte l’arracha à son engourdissement. On entendait un murmure de voix indistinctes. Il se rappela que son père n’était pas rentré le soir, et il pensa avec colère qu’on le ramenait encore ivre, comme l’autre semaine, où on l’avait trouvé couché en travers de la rue. Car Melchior n’observait plus aucune retenue; il se livrait à son vice, sans que sa santé athlétique parût souffrir d’excès et d’imprudences, qui eussent tué un autre homme. Il mangeait comme quatre, buvait à tomber ivre mort, passait des nuits dehors sous la pluie glacée, se faisait assommer dans des rixes, et se retrouvait sur ses pieds, le lendemain, avec sa bruyante gaieté, voulant que tout le monde fût gai autour de lui.

Louisa, déjà levée, allait précipitamment ouvrir. Christophe, qui n’avait pas bougé, se boucha les oreilles, pour ne pas entendre la voix avinée de Melchior et les réflexions goguenardes des voisins…

Soudain, une angoisse inexplicable le saisit: il eut peur de ce qui allait venir… Et aussitôt, un cri déchirant lui fit relever la tête. Il bondit à la porte…

Au milieu d’un groupe d’hommes, qui parlaient à voix basse, dans le corridor obscur, éclairé par la lueur tremblante d’une lanterne, sur une civière était couché, comme autrefois grand-père, un corps ruisselant d’eau, immobile. Louisa sanglotait à son cou. On avait trouvé Melchior noyé dans le ru du moulin.

Christophe poussa un cri. Tout le reste du monde disparut, ses autres peines furent balayées. Il se jeta sur le corps de son père, à côté de Louisa, et ils pleurèrent ensemble.

*

Assis auprès du lit, veillant le dernier sommeil de Melchior, dont le visage avait pris maintenant une expression sévère et solennelle, il sentait la sombre tranquillité du mort entrer en lui. Sa passion enfantine s’était dissipée, comme un accès de fièvre; le souffle glacial de la tombe avait tout emporté. Minna, son orgueil, son amour, hélas! quelle misère! Que tout était peu de chose auprès de cette réalité, la seule réalité: la mort! Était-ce la peine de tant souffrir, désirer, s’agiter, pour en arriver là!…

Il regardait son père endormi, et il était pénétré d’une pitié infinie. Il se rappelait ses moindres actes de bonté et de tendresse. Car, avec toutes ses tares, Melchior n’était pas méchant, il y avait beaucoup de bon en lui. Il aimait les siens. Il était honnête. Il avait un peu de la probité intransigeante des Krafft, qui, dans les questions de moralité et d’honneur, ne souffrait pas de discussion et n’eût jamais admis ces petites saletés morales, que tant de gens de la société ne regardent pas tout à fait comme des fautes. Il était brave et, en toute occasion dangereuse, s’exposait avec une sorte de jouissance. S’il était dépensier pour lui-même. il l’était aussi pour les autres: il ne pouvait supporter qu’on fût triste; et il faisait volontiers largesse de ce qui lui appartenait – et de ce qui ne lui appartenait pas, – aux pauvres diables qu’il rencontrait sur son chemin. Toutes ses qualités apparaissaient maintenant à Christophe: il les exagérait. Il lui semblait qu’il avait méconnu son père. Il se reprochait de ne pas l’avoir assez aimé. Il le voyait vaincu par la vie: il croyait entendre cette malheureuse âme, entraînée à la dérive, trop faible pour lutter, et gémissant de sa vie inutilement perdue. Il entendait cette lamentable prière, dont l’accent l’avait déchiré naguère: