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Mais la chrysalide qui sortait de sa gaine, s’?tirait avec d?lices dans son enveloppe nouvelle: elle n’avait pas eu le temps de reconna?tre encore les bornes de sa nouvelle prison.

*

Un nouveau cycle des jours commen?a. Jours d’or et de fi?vre, myst?rieux et enchant?s, comme lorsqu’il ?tait enfant, et qu’il d?couvrait, une ? une, les choses, pour la premi?re fois. De l’aube au cr?puscule, il vivait dans un mirage perp?tuel. Toutes ses occupations ?taient abandonn?es. Le consciencieux gar?on, qui durant des ann?es n’avait pas manqu?, m?me malade, une le?on, ni une r?p?tition d’orchestre, trouvait de mauvais pr?textes pour esquiver le travail. Il ne craignait pas de mentir, Il n’en avait pas de remords. Les principes de vie sto?ques, sous lesquels il avait eu plaisir jusque-l? ? ployer sa volont?: la morale, le Devoir, lui apparaissaient maintenant sans v?rit?. Leur despotisme jaloux se brisait contre la Nature. La saine, la forte, la libre nature humaine, voil? la seule vertu: au diable tout le reste! Il y a de quoi rire de piti?, quand on voit les petites r?gles tatillonnes de politique prudente, que le monde d?core du nom de morale, et o? il pr?tend mettre sous clef la vie! Ridicules taupini?res! La vie passe, et tout est balay?…

Christophe, crevant d’?nergie, ?tait pris de la fureur de d?truire, de br?ler, de briser, d’assouvir par des actes aveugles et forcen?s la force qui l’?touffait. Ces acc?s finissaient d’ordinaire par de brusques d?tentes: il pleurait, il se jetait par terre, il embrassait la terre, il e?t voulu y enfoncer ses dents, ses mains, se repa?tre d’elle; il tremblait de fi?vre et de d?sir.

Un soir, il se promenait ? l’or?e d’un bois. Ses yeux ?taient gris?s de lumi?re, la t?te lui tournait; il ?tait dans cet ?tat d’exaltation, o? tout est transfigur?. La lumi?re velout?e du soir y ajoutait sa magie. Des rayons de pourpre et d’or flottaient sous les ch?taigniers. Des lueurs phosphorescentes semblaient sortir des pr?s. Le ciel ?tait voluptueux et doux comme des yeux. Dans une prairie voisine, une fille fanait. En chemise et jupon court, le cou et les bras nus, elle ratissait l’herbe et la mettait en tas. Elle avait le nez court, les joues larges, le front rond, un mouchoir sur les cheveux. Le soleil couchant rougissait sa peau br?l?e, comme une poterie, qui semblait absorber les derniers rayons du jour.

Elle fascina Christophe. Appuy? contre un h?tre, il la regardait s’avancer vers la lisi?re du bois. Elle ne s’occupait pas de lui. Un moment, elle leva son regard indiff?rent: il vit ses yeux bleu dur dans la face h?l?e. Elle passa, si pr?s, que quand elle se pencha pour ramasser des herbes, par la chemise entreb?ill?e il vit un duvet blond sur la nuque et l’?chine. L’obscur d?sir qui le gonflait ?clata tout d’un coup. Il se jeta sur elle, par derri?re, l’empoigna par la taille, lui renversa la t?te en arri?re, lui enfon?a dans la bouche entr’ouverte sa bouche. Il baisa les l?vres s?ches et gerc?es, il se heurta aux dents qui le mordirent de col?re. Ses mains couraient sur les bras rudes, sur la chemise tremp?e de sueur. Elle se d?battit. Il serra plus ?troitement, il eut envie de l’?trangler. Elle se d?gagea, cria, cracha, s’essuya les l?vres avec sa main, et le couvrit d’injures. Il l’avait l?ch?e, et s’enfuyait ? travers champs. Elle lui lan?a des pierres, et continuait de d?charger sur lui une litanie d’appellations orduri?res. Il rougissait, bien moins de ce qu’elle pouvait dire ou penser, que de ce qu’il pensait lui-m?me. L’inconscience subite de son acte le remplissait de terreur. Qu’avait-il fait? Qu’allait-il faire? Ce qu’il en pouvait comprendre ne lui inspirait que d?go?t. Et il ?tait tent? par ce d?go?t. Il luttait contre lui-m?me, et il ne savait de quel c?t? ?tait le vrai Christophe. Une force aveugle l’assaillait, il la fuyait en vain: c’?tait se fuir soi-m?me. Que ferait-elle de lui? Que ferait-il demain… dans une heure… le temps de traverser en courant la terre labour?e, d’arriver au chemin?… Y arriverait-il seulement? Ne s’arr?terait-il pas, pour revenir en arri?re, et courir ? cette fille? Et alors?… Il se souvenait de la seconde de d?lire, o? il la tenait ? la gorge. Tous les actes ?taient possibles. Un crime m?me!… Oui, m?me un crime… Le tumulte de son c?ur le faisait haleter. Arriv? au chemin, il s’arr?ta pour respirer. La fille causait, l?-bas, avec une autre fille attir?e par ses cris; et, les poings sur les hanches, elles le regardaient, en riant aux ?clats.

Il revint. Il s’enferma chez lui, plusieurs jours, sans bouger. Il ne sortait, m?me en ville, que quand il y ?tait forc?. Il ?vitait peureusement toute occasion de passer les portes, de s’aventurer dans les champs: il craignait d’y retrouver le souffle de folie, qui s’?tait abattu sur lui, comme un coup de vent dans un calme d’orage. Il croyait que les murailles de la ville pourraient l’en pr?server. Il ne pensait pas qu’il suffit, pour que l’ennemi se glisse, d’une fente imperceptible entre deux volets clos, de l’?paisseur d’un regard.

II. SABINE

Dans une aile de la maison, de l’autre c?t? de la cour, logeait au rez-de-chauss?e une jeune femme de vingt ans, veuve depuis quelques mois, avec une petite fille. Madame Sabine Fr?hlich ?tait aussi locataire du vieux Euler. Elle occupait la boutique qui donnait sur la rue, et elle avait de plus deux chambres sur la cour, avec jouissance d’un petit carr? de jardin, s?par? de celui des Euler par une simple cl?ture de fil de fer, o? s’enroulait du lierre. On l’y voyait rarement; l’enfant s’y amusait seule, du matin au soir, ? tripoter la terre; et le jardin poussait comme il voulait, au grand m?contentement du vieux Justus, qui aimait les all?es ratiss?es et le bel ordre dans la nature. Il avait essay? de faire ? sa locataire quelques observations ? ce sujet; mais c’?tait probablement pour cela qu’elle ne se montrait plus; et le jardin n’en allait pas mieux.

Madame Fr?hlich tenait une petite mercerie, qui aurait pu ?tre assez achaland?e, gr?ce ? la situation dans une rue commer?ante, au c?ur de la ville; mais elle ne s’en occupait pas beaucoup plus que du jardin. Au lieu de faire son m?nage elle-m?me, comme il convenait, selon madame Vogel, ? une femme qui se respecte, – surtout quand elle n’est pas dans une situation de fortune qui permette, sinon excuse l’oisivet?, – elle avait pris une petite servante, une fille de quinze ans, qui venait quelques heures le matin, pour faire les chambres et garder le magasin, pendant que la jeune femme s’attardait paresseusement dans son lit, ou ? sa toilette.

Christophe l’apercevait parfois, ? travers ses carreaux, circulant dans sa chambre, pieds nus, en sa longue chemise, ou assise pendant des heures en face de son miroir; car elle ?tait si insouciante qu’elle oubliait de fermer ses rideaux; et, quand elle s’en apercevait, elle ?tait si indolente qu’elle ne prenait pas la peine d’aller les baisser. Christophe, pudique, s’?cartait de la fen?tre, pour ne pas la g?ner; mais la tentation ?tait forte. En rougissant un peu, il jetait un regard de cot? sur les bras nus, un peu maigres, languissamment lev?s autour des cheveux d?faits, les mains jointes derri?re la nuque, s’oubliant dans cette pose, jusqu’? ce qu’ils fussent engourdis, et qu’elle les laiss?t retomber. Christophe se persuadait que c’?tait par m?garde qu’il voyait en passant cet agr?able spectacle, et qu’il n’en ?tait pas troubl? dans ses m?ditations musicales; mais il y prenait go?t, et il finit par perdre autant de temps ? regarder madame Sabine qu’elle en perdait ? faire sa toilette. Non pas qu’elle f?t coquette: elle ?tait plut?t n?glig?e, ? l’ordinaire, et n’apportait pas ? sa mise le soin m?ticuleux qu’y mettaient Amalia ou Rosa. Si elle s’?ternisait devant son miroir, c’?tait pure paresse; ? chaque ?pingle qu’elle enfon?ait, il lui fallait se reposer de ce grand effort, en se faisant dans la glace de petites mines dolentes. Elle n’?tait pas encore tout ? fait habill?e ? la fin de la journ?e.

Souvent, la bonne sortait, avant que Sabine f?t pr?te; et un client sonnait ? la porte du magasin. Elle le laissait sonner et appeler une ou deux fois, avant de se d?cider ? se lever de sa chaise. Elle arrivait, souriante, sans se presser, – sans se presser cherchait l’article qu’on lui demandait, – et, si elle ne le trouvait pas apr?s quelques recherches, ou m?me (cela arrivait) s’il fallait, pour l’atteindre, se donner trop de peine, transporter par exemple l’?chelle d’un bout de la pi?ce ? l’autre, – elle disait tranquillement qu’elle n’avait plus l’objet; et comme elle ne s’inqui?tait pas de mettre un peu d’ordre chez elle, ou de renouveler les articles qui manquaient, les clients se lassaient ou s’adressaient ailleurs. Sans rancune du reste. Le moyen de se f?cher avec cette aimable personne, qui parlait d’une voix douce, et ne s’?mouvait de rien! Tout ce qu’on pouvait lui dire lui ?tait indiff?rent; et on le sentait si bien que ceux qui commen?aient ? se plaindre n’avaient pas le courage de continuer: ils partaient, r?pondant par un sourire ? son charmant sourire; mais ils ne revenaient plus. Elle ne s’en troublait point. Elle souriait toujours.

Elle semblait une jeune figure florentine. Les sourcils lev?s, bien dessin?s, les yeux gris ? demi ouverts, sous le rideau des cils. La paupi?re inf?rieure un peu gonfl?e, avec un l?ger pli creus? dessous. Le mignon petit nez se relevait vers le bout par une courbe l?g?re. Une autre petite courbe le s?parait de la l?vre sup?rieure, qui se retroussait au-dessus de la bouche entr’ouverte, avec une moue de lassitude souriante. La l?vre inf?rieure ?tait un peu grosse; le bas de la figure, rond, avait le s?rieux enfantin des vierges de Filippo Lippi. Le teint ?tait un peu brouill?, les cheveux brun clair, des boucles en d?sordre, et un chignon ? la diable. Elle avait un corps menu, aux os d?licats, aux mouvements paresseux. Mise sans beaucoup de soin,- une jaquette qui b?illait, des boutons qui manquaient, de vilains souliers us?s, l’air un peu souillonnette, – elle charmait par sa gr?ce juv?nile, sa douceur, sa chatterie instinctive. Quand elle venait prendre l’air ? la porte de la boutique, les jeunes gens qui passaient la regardaient avec plaisir; et bien qu’elle ne se souci?t pas d’eux, elle ne manquait pas de le remarquer. Son regard prenait alors cette expression reconnaissante et joyeuse, qu’ont les yeux de toute femme qui se sent regard?e avec sympathie. Il semblait dire: