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– Merci!… Encore! Encore! Regardez-moi!…

Mais quelque plaisir qu’elle e?t ? plaire, jamais sa nonchalance n’e?t fait le moindre effort pour plaire.

Elle ?tait un objet de scandale pour les Euler-Vogel. Tout en elle les blessait: son indolence, le d?sordre de sa maison, la n?gligence de sa toilette, son indiff?rence polie ? leurs observations, son ?ternel sourire, la s?r?nit? impertinente avec laquelle elle avait accept? la mort de son mari, les indispositions de son enfant, ses mauvaises affaires, les ennuis gros et menus de la vie quotidienne, sans que rien change?t rien ? ses ch?res habitudes, ? ses fl?neries ?ternelles, – tout en elle les blessait; et le pire de tout, qu’ainsi faite, elle plaisait. Madame Vogel ne pouvait le lui pardonner. On e?t dit que Sabine le f?t expr?s pour infliger par sa conduite un d?menti ironique aux fortes traditions, aux vrais principes, au devoir insipide, au travail sans plaisir, ? l’agitation, au bruit, aux querelles, aux lamentations, au pessimisme sain, qui ?tait la raison d’?tre de la famille Euler, comme de tous les honn?tes gens, et faisait de leur vie un purgatoire anticip?. Qu’une femme qui ne faisait rien et se donnait du bon temps, toute la sainte journ?e, se perm?t de les narguer de son calme insolent, tandis qu’ils se tuaient ? la peine comme des gal?riens, – et que, par-dessus le march?, le monde lui donn?t raison, – cela passait les bornes, c’?tait ? d?courager d’?tre honn?te!… Heureusement, Dieu merci! il y avait encore quelques gens de bon sens sur terre. Madame Vogel se consolait avec eux. On ?changeait les observations du jour sur la petite veuve, qu’on ?piait ? travers les persiennes. Ces comm?rages faisaient la joie de la famille, le soir, quand on ?tait r?unis ? table. Christophe ?coutait, d’une oreille distraite. Il ?tait si habitu? ? entendre les Vogel se faire les censeurs de la conduite de leurs voisins qu’il n’y pr?tait plus aucune attention. D’ailleurs, il ne connaissait encore de madame Sabine que sa nuque et ses bras nus, qui, bien qu’assez plaisants, ne lui permettaient pas de se faire une opinion d?finitive sur sa personne. Il se sentait pourtant plein d’indulgence pour elle; et par esprit de contradiction, il lui savait gr? surtout de ne point plaire ? madame Vogel.

*

Le soir, apr?s d?ner, quand il faisait tr?s chaud, on ne pouvait rester dans la cour ?touffante, o? le soleil donnait, tout l’apr?s-midi. Le seul endroit de la maison o? l’on respir?t un peu ?tait le c?t? de la rue. Euler et son gendre allaient quelque fois s’asseoir sur le pas de leur porte, avec Louisa. Madame Vogel et Rosa n’apparaissaient qu’un instant: elles ?taient retenue par les soins du m?nage; madame Vogel mettait son amour-propre ? bien montrer qu’elle n’avait pas le temps de fl?ner; et elle disait, assez haut pour qu’on l’entend?t, que tous ces gens qui ?taient l?, ? b?iller sur leurs portes, sans faire ?uvre de leurs dix doigts, lui donnaient sur les nerfs. Ne pouvant – (elle le regrettait) – les forcer ? s’occuper, elle prenait le parti de ne pas les voir, et elle rentrait travailler rageusement. Rosa se croyait oblig?e de l’imiter. Euler et Vogel trouvaient des courants d’air partout, ils craignaient de se refroidir, et remontaient chez eux; ils se couchaient fort t?t, et n’auraient, pour un empire, chang? la moindre chose ? leurs habitudes. ? partir de neuf heures, il ne restait plus que Louisa et Christophe. Louisa passait ses journ?es dans sa chambre; et, le soir, Christophe s’obligeait, quand il le pouvait, ? lui tenir compagnie, pour la forcer ? prendre un peu l’air. Seule, elle ne f?t point sortie; le bruit de la rue l’effarait. Les enfants se poursuivaient avec des cris aigus. Tous les chiens du quartier y r?pondaient avec leurs aboiements. On entendait des sons de piano, une clarinette un peu plus loin, et, dans une rue voisine, un cornet ? piston. Des voix s’interpellaient. Les gens allaient et venaient par groupes, devant leurs maisons. Louisa se serait crue perdue, si on l’e?t laiss?e seule au milieu de ce tohu-bohu. Mais aupr?s de son fils, elle y trouvait presque plaisir. Le bruit s’apaisait graduellement. Les enfants et les chiens se couchaient les premiers. Les groupes s’?grenaient. L’air devenait plus pur. Le silence descendait. Louisa racontait de sa voix fluette les petites nouvelles que lui avaient apprises Amalia ou Rosa. Elle n’y trouvait pas un tr?s grand int?r?t. Mais elle ne savait de quoi causer avec son fils, et elle ?prouvait le besoin de se rapprocher de lui, de dire quelque chose. Christophe, qui le sentait, feignait de s’int?resser ? ce qu’elle racontait; mais il n’?coutait pas. Il s’engourdissait vaguement, et repassait les ?v?nements de sa journ?e.

Un soir qu’ils ?taient ainsi, – pendant que sa m?re parlait, il vit s’ouvrir la porte de la mercerie voisine. Une forme f?minine sortit silencieusement, et s’assit dans la rue. Quelques pas s?paraient sa chaise de Louisa. Elle s’?tait plac?e dans l’ombre la plus ?paisse. Christophe ne pouvait voir son visage; mais il la reconnaissait. Sa torpeur s’effa?a. L’air lui parut plus doux. Louisa ne s’?tait pas aper?ue de la pr?sence de Sabine, et continuait ? mi-voix son tranquille bavardage. Christophe l’?coutait mieux, et il ?prouvait le besoin d’y m?ler ses r?flexions, de parler, d’?tre entendu peut-?tre. La mince silhouette demeurait sans bouger, un peu affaiss?e, les jambes l?g?rement crois?es, les mains l’une sur l’autre pos?es ? plat sur ses genoux. Elle regardait devant elle, elle ne semblait rien entendre. Louisa s’assoupissait. Elle rentra. Christophe dit qu’il voulait rester encore un peu.

Il ?tait pr?s de dix heures. La rue s’?tait vid?e. Les derniers voisins rentraient l’un apr?s l’autre. On entendait le bruit des boutiques qui se fermaient. Les vitres ?clair?es clignaient de l’?il, s’?teignaient. Une ou deux s’attardaient encore: elles moururent. Silence… Ils ?taient seuls, ils ne se regardaient pas, ils retenaient leur souffle, ils semblaient ignorer qu’ils ?taient l’un pr?s de l’autre. Des champs lointains venaient le parfum des prairies fauch?es, et, d’un balcon voisin, l’odeur d’un pot de girofl?es. L’air ?tait immobile. La Voie lact?e coulait. Au-dessus d’une chemin?e, le Chariot de David inclinait ses essieux; dans le p?le ciel vert, ses ?toiles fleurissaient comme des marguerites. ? l’?glise de la paroisse, onze heures sonn?rent r?p?t?es tout autour par les autres ?glises, aux voix claires ou rouill?es, et, dans l’int?rieur des maisons, par les timbres assourdis des pendules, ou par les coucous enrou?s.

Ils s’?veill?rent de leur songerie, et se lev?rent en m?me temps. Et, comme ils allaient rentrer, chacun de son c?t?, tous deux se salu?rent de la t?te, sans parler. Christophe remonta dans sa chambre. Il alluma sa bougie, s’assit devant sa table, la t?te dans ses mains, et resta longtemps sans penser. Puis il soupira et se coucha.

Le lendemain, en se levant, il s’approcha machinalement de la fen?tre, et regarda du c?t? de la chambre de Sabine. Mais les rideaux ?taient clos. Ils le furent, toute la matin?e. Ils le furent toujours depuis.

*

Christophe proposa ? sa m?re, le soir suivant, d’aller de nouveau s’asseoir devant la porte de la maison. Il en prit l’habitude. Louisa s’en r?jouit: elle s’inqui?tait de le voir s’enfermer dans sa chambre, aussit?t apr?s d?ner, fen?tre close, volets clos. – La petite ombre muette ne manqua pas non plus de revenir s’asseoir ? sa place accoutum?e. Ils se saluaient d’un rapide signe de t?te, sans que Louisa s’en aper??t. Christophe causait avec sa m?re. Sabine souriait ? sa petite fille, qui jouait dans la rue; vers neuf heures, elle allait la coucher, puis revenait sans bruit. Quand elle tardait un peu, Christophe commen?ait ? craindre qu’elle ne rev?nt plus. Il guettait les bruits de la maison, les rires de la fillette qui ne voulait pas dormir; il distinguait le fr?lement de la robe de Sabine, avant qu’elle e?t paru sur le seuil de la boutique. Alors il d?tournait les yeux, et parlait ? sa m?re d’une voix plus anim?e. Il avait le sentiment parfois que Sabine le regardait. Il jetait de son c?t? des regards furtifs. Mais jamais leurs yeux ne se rencontraient.

L’enfant servit de lien entre eux. Elle courait dans la rue avec d’autres petits. Ils s’amusaient ? exciter un brave chien d?bonnaire, qui sommeillait, le museau allong? entre les pattes; il entr’ouvrait un ?il rouge, et poussait ? la fin un grognement ennuy?: alors ils se dispersaient, en piaillant d’effroi et de bonheur. La fillette poussait des cris per?ants, et regardait derri?re elle, comme si elle ?tait poursuivie: elle allait se jeter dans les jambes de Louisa, qui riait affectueusement. Louisa retenait l’enfant, elle la questionnait; et l’entretien s’engageait avec Sabine. Christophe n’y prenait point part. Il ne parlait pas ? Sabine. Sabine ne lui parlait pas. Par une convention tacite, ils feignaient de s’ignorer. Mais il ne perdait pas un mot des propos ?chang?s par dessus sa t?te. Son silence paraissait hostile ? Louisa. Sabine ne le jugeait pas ainsi; mais il l’intimidait, et elle se troublait un peu dans ses r?ponses. Alors elle trouvait une raison pour rentrer.