Il ?tait six heures et demie du matin, quand il rentra dans la maison. Personne n’?tait encore lev?. Les fen?tres de Sabine ?taient ferm?es. Il passa dans la cour, sur la pointe des pieds, pour qu’elle ne l’entend?t pas. Il riait de la surprendre. Il monta chez lui. Sa m?re dormait. Il fit sa toilette, sans bruit. Il avait faim; mais il craignit d’?veiller Louisa, en cherchant dans le buffet. Dans la cour, il entendit des pas; il ouvrit doucement sa fen?tre, et vit Rosa, qui, la premi?re lev?e, comme d’habitude, commen?ait ? balayer. Il l’appela ? mi-voix. Elle eut un mouvement de surprise joyeuse, en le voyant; puis elle prit un air s?v?re. Il pensa qu’elle lui en voulait encore; mais il ?tait d’excellente humeur, en ce moment. Il descendit aupr?s d’elle.
– Rosa, Rosa, dit-il d’une voix joyeuse, donne-moi ? manger, ou je te mange! je meurs de faim!
Rosa sourit, et l’emmena dans la cuisine du rez-de-chauss?e. En lui versant une jatte de lait, elle ne pouvait s’emp?cher de lui poser une kyrielle de questions sur son voyage et sur ses concerts. Mais bien qu’il f?t dispos? ? y r?pondre, – (dans le bonheur d’?tre revenu, il ?tait presque heureux de retrouver le bavardage de Rosa), – Rosa s’arr?tait brusquement, au milieu de ses interrogations, sa figure s’allongeait, elle d?tournait les yeux, elle ?tait soucieuse. Puis le bavardage reprenait; mais il semblait qu’elle se le reproch?t, et, de nouveau, elle s’arr?tait court. Il finit par le remarquer, et dit:
– Mais qu’est-ce que tu as donc, Rosa? Est-ce que tu me boudes?
Elle secoua ?nergiquement la t?te, pour dire que non; et, se tournant vers lui, avec sa brusquerie habituelle, des deux mains elle lui prit le bras:
– Oh! Christophe!… dit-elle.
Il fut saisi. Il laissa tomber le morceau de pain qu’il tenait.
– Quoi! Qu’est-ce qu’il y a? fit-il.
Elle r?p?tait:
– Oh! Christophe!… Il est arriv? un tel malheur!…
Il repoussa la table. Il b?gaya:
– Ici?
Elle montra la maison, de l’autre c?t? de la cour.
Il cria:
– Sabine!
Elle pleura:
– Elle est morte.
Christophe ne vit plus rien. Il se leva, il se sentit tomber, il s’accrocha ? la table, il renversa ce qui ?tait dessus, il voulut crier. Il souffrait de douleurs atroces. Il fut pris de vomissements.
Rosa, ?pouvant?e, s’empressait aupr?s de lui; elle lui tenait la t?te, pleurait.
Aussit?t qu’il put parler, il dit:
– Ce n’est pas vrai!
Il savait que c’?tait vrai. Mais il voulait le nier, il voulait faire que ce qui ?tait ne f?t pas. Quand il vit le visage de Rosa tout ruisselant de larmes, il ne douta plus, et il sanglota.
Rosa releva la t?te:
– Christophe! dit-elle.
?tendu sur la table, il se cachait la figure. Elle se pencha vers lui:
– Christophe!… Maman vient!…
Christophe se redressa:
– Non, non, dit-il, je ne veux pas qu’elle me voie.
Elle lui prit sa main, elle le guida, chancelant, aveugl? par ses pleurs, jusqu’? un petit b?cher, qui donnait sur la cour. Elle referma la porte. Ils se trouv?rent dans la nuit. Il s’assit au hasard sur un billot qui servait ? fendre le bois. Elle, sur des fagots. Les bruits du dehors arrivaient amortis et lointains. L?, il pouvait pleurer, sans crainte d’?tre entendu. Il s’abandonna ? ses sanglots avec fureur. Rosa ne l’avait jamais vu pleurer; elle ne pensait m?me pas qu’il p?t pleurer; elle ne connaissait que ses larmes de petite fille, et ce d?sespoir d’homme la remplissait d’effroi et de piti?. Elle ?tait p?n?tr?e pour Christophe d’un amour passionn?. Cet amour n’avait rien d’?go?ste: c’?tait un immense besoin de sacrifice, une abn?gation maternelle, une soif de souffrir pour lui, de lui prendre tout son mal. Elle lui passa son bras par dessus l’?paule:
– Cher Christophe, dit-elle, ne pleure pas!
Christophe se d?tourna:
– Je veux mourir!
Rosa joignit les mains:
– Ne dis pas cela, Christophe!
– Je veux mourir. Je ne peux plus… je ne peux plus vivre… ? quoi sert-il de vivre?
– Christophe, mon petit Christophe! Tu n’es pas seul. On t’aime…
– Qu’est-ce que cela me fait? Je n’aime plus rien. Tout le reste peut bien vivre ou mourir. Je n’aime rien, je n’aimais qu’elle, je n’aimais qu’elle!
Il sanglota plus fort, la t?te cach?e dans ses mains. Rosa ne pouvait plus rien dire. L’?go?sme de la passion de Christophe la poignardait. ? l’instant o? elle croyait ?tre le plus pr?s de lui, elle se sentait plus isol?e et plus mis?rable que jamais. La douleur, au lieu de les rapprocher, les s?parait encore. Elle pleura am?rement.
Apr?s quelque temps, Christophe s’interrompit de pleurer, et demanda:
– Mais comment? comment?…
Rosa comprit:
– Elle a pris l’influenza, le soir de ton d?part. Tout de suite, elle a ?t? emport?e…
Il g?missait:
– Mon Dieu!… Pourquoi ne m’a-t-on pas ?crit?
Elle dit:
– J’ai ?crit. Je ne savais pas ton adresse: tu ne nous avais rien dit. J’ai ?t? demander au th??tre. Personne ne la savait.
Il savait combien elle ?tait timide, et combien cette d?marche avait d? lui co?ter. Il demanda:
– Est-ce qu’elle… est-ce qu’elle t’avait dit de le faire?
Elle secoua la t?te:
– Non. Mais j’ai pens?…
Il la remercia du regard. Le c?ur de Rosa se fondit.
– Mon pauvre… pauvre Christophe! dit-elle.
Elle se jeta ? son cou, en pleurant. Christophe sentit le prix de cette pure tendresse. Il avait tant besoin d’?tre consol?! Il l’embrassa:
– Tu es bonne, dit-il, tu l’aimais donc, toi?
Elle se d?tacha de lui, elle lui jeta un regard passionn?, ne r?pondit pas, et se remit ? pleurer.
Ce regard fut une illumination pour lui. Ce regard voulait dire:
– Ce n’?tait pas elle que j’aimais…
Christophe vit enfin ce qu’il n’avait pas vu – ce qu’il n’avait pas voulu voir depuis des mois. Il vit qu’elle l’aimait.
– Chut! dit-elle, on m’appelle.
On entendait la voix d’Amalia.
Rosa demanda:
– Veux-tu rentrer chez toi?
Il dit:
– Non, je ne pourrais pas encore, je ne pourrais pas causer avec ma m?re… Plus tard…
Elle dit:
– Reste. Je reviendrai tout ? l’heure.
Il resta dans le b?cher obscur, o? un filet de jour tombait d’un ?troit soupirail, v?tu de toiles d’araign?es. On entendait le cri d’une marchande dans la rue; contre le mur, dans une ?curie voisine, un cheval s’?brouait et frappait du sabot. La r?v?lation, que Christophe venait d’avoir, ne lui faisait aucun plaisir; mais elle l’occupait, un instant. Il s’expliquait maintenant beaucoup de choses, qu’il n’avait pas comprises. Une foule de petits faits, auxquels il n’avait pas pr?t? attention, lui revenaient ? l’esprit et s’?clairaient pour lui. Il s’?tonnait d’y penser, il s’indignait de se laisser distraire, une seule minute, de sa mis?re. Mais cette mis?re ?tait si atroce, si irrespirable, que l’instinct de conservation, plus fort que sa volont?, que son courage, que son amour, l’obligeait ? en d?tourner les yeux, se jetait sur cette nouvelle pens?e, comme le d?sesp?r? qui se noie saisit, malgr? lui, le premier objet qui peut l’aider, non ? se sauver, mais ? se soutenir un moment encore au-dessus de l’eau. D’ailleurs, c’est parce qu’il souffrait, qu’il sentait ? pr?sent ce qu’une autre souffrait – souffrait par lui. Il comprenait les larmes qu’il venait de faire r?pandre. Il avait piti? de Rosa. Il pensait combien il avait ?t? cruel pour elle, – combien il serait cruel encore. Car il ne l’aimait pas. ? quoi servait-il qu’elle l’aim?t? Pauvre petite!… Il avait beau se dire qu’elle ?tait bonne (elle venait de le prouver). Que lui faisait sa bont?? Que lui faisait sa vie?… Il pensa:
– Pourquoi n’est-ce pas elle qui est morte, et l’autre qui est vivante?
Il pensa:
– Elle vit, elle m’aime, elle peut me le dire aujourd’hui, demain, toute ma vie; – et l’autre, la seule que j’aime, elle est morte sans m’avoir dit qu’elle m’aimait, je ne lui ai pas dit que je l’aimais, jamais je ne le lui entendrai dire, jamais elle ne le saura…