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Cet ?tat dura peu. – ? dire vrai, il ne fut tout ? fait sinc?re qu’une seule fois. D?s le lendemain, la volont? y avait part. Et depuis lors, vainement Christophe t?cha de le faire revivre. C’est alors seulement qu’il pensa ? ?voquer en lui la figure et la forme pr?cise de Sabine: jusque-l?, il n’y songeait point. Il y r?ussit, par ?clairs, et il en ?tait tout illumin?. Mais c’?tait au prix d’heures d’attente et de nuit.

– Pauvre Sabine! pensait-il, ils t’oublient tous, il n’y a que moi qui t’aime, qui te garde pour toujours, ? mon pr?cieux tr?sor! Je t’ai, je te tiens, je ne te laisserai pas ?chapper!…»

Il parlait ainsi, parce que d?j? elle lui ?chappait: elle fuyait de sa pens?e, comme l’eau au travers des doigts. Il revenait toujours, fid?le au rendez-vous. Il voulait penser ? elle, et il fermait les yeux. Mais il lui arrivait, apr?s une demi-heure, une heure, deux heures parfois, de s’apercevoir qu’il n’avait pens? ? rien. Les bruits de la vall?e, le bouillonnement des ?cluses, les clochettes de deux ch?vres qui broutaient sur la colline, le bruit du vent dans les petits arbres gr?les, au pied desquels il ?tait ?tendu, imbibaient sa pens?e poreuse et molle, comme une ?ponge. Il s’indignait contre sa pens?e: elle s’effor?ait de lui ob?ir, et de fixer l’image disparue ? laquelle il voulait lier sa vie; mais sa pens?e retombait, lasse et endolorie, et de nouveau elle se livrait, avec un soupir de soulagement, au flot paresseux des sensations.

Il secoua sa torpeur. Il parcourut la campagne en tous sens, ? la recherche de Sabine. Il la cherchait dans le miroir, o? son sourire avait pass?. Il la cherchait au bord de la rivi?re, o? ses mains s’?taient tremp?es. Mais le miroir et l’eau ne lui renvoyaient que son propre reflet. L’excitation de la marche, l’air frais, son sang vigoureux qui battait, r?veill?rent des musiques en lui. Il voulut se donner le change:

– ? Sabine!… soupirait-il.

Il lui d?dia ces chants, il entreprit de faire revivre dans sa musique son amour et sa peine… Il avait beau faire: amour et peine revivaient bien; mais la pauvre Sabine n’y trouvait pas son compte. Amour et peine regardaient vers l’avenir, et non vers le pass?. Christophe ne pouvait rien contre sa jeunesse. La s?ve remontait en lui avec une imp?tuosit? nouvelle. Son chagrin, ses regrets, son chaste et br?lant amour, ses d?sirs refoul?s, exasp?raient sa fi?vre. En d?pit de son deuil, son c?ur battait des rythmes all?gres et violents; des chants emport?s bondissaient sur des m?tres ivres: tout c?l?brait la vie, la tristesse m?me prenait un caract?re de f?te. Christophe ?tait trop franc pour persister ? se faire illusion; et il se m?prisait. Mais la vie l’emportait; et triste, l’?me pleine de mort et le corps plein de vie, il s’abandonna ? sa force renaissante, ? la joie d?lirante et absurde de vivre, que la douleur, la piti?, le d?sespoir, la blessure d?chirante d’une perte irr?parable, tous les tourments de la mort, ne font qu’aiguillonner et aviver chez les forts, en labourant leurs flancs d’un ?peron furieux.

Christophe savait d’ailleurs qu’il gardait en lui, dans les retraites souterraines de l’?me, un asile inaccessible, inviolable, o? l’ombre de Sabine ?tait close. Le torrent de la vie ne saurait l’emporter. Chacun porte au fond de lui comme un petit cimeti?re de ceux qu’il a aim?s. Ils y dorment, des ann?es, sans que rien vienne les troubler. Mais un jour vient, – on le sait, – o? la fosse se rouvre. Les morts sortent de leur tombe, et sourient de leurs l?vres d?color?es – aimantes, toujours – ? l’aim?, ? l’amant, dans le sein duquel leur souvenir repose, comme l’enfant qui dort dans les entrailles maternelles.

III. ADA

Apr?s l’?t? pluvieux, l’automne rayonnait. Dans les vergers, les fruits pullulaient sur les branches. Les pommes rouges brillaient comme des billes d’ivoire. Quelques arbres d?j? rev?taient h?tivement leur plumage ?clatant de l’arri?re-saison: couleur de feu, couleur de fruits, couleur de melon m?r, d’orange, de citron, de cuisine savoureuse, de viandes rissol?es. Des lueurs fauves s’allumaient de toutes parts dans les bois; et des prairies sortaient les petites flammes roses des colchiques diaphanes.

Il descendait une colline. C’?tait une apr?s-midi de dimanche. Il marchait ? grands pas, courant presque, entra?n? par la pente. Il chantait une phrase, dont le rythme l’obs?dait depuis le commencement de la promenade. Rouge, d?braill?, il allait, agitant les bras, et roulant les yeux comme un fou, lorsqu’? un tournant du chemin, il se trouva brusquement en pr?sence d’une grande fille blonde, qui, juch?e sur un mur, et tirant de toutes ses forces une grosse branche d’arbre, se r?galait goul?ment de petites prunes violettes. Ils furent aussi surpris l’un que l’autre. Elle le regarda, effar?e, la bouche pleine; puis elle ?clata de rire. Il en fit autant. Elle ?tait plaisante ? voir avec sa figure ronde encadr?e de cheveux blonds frisottants, qui faisaient autour d’elle comme une poussi?re de soleil, ses joues pleines et roses, ses larges yeux bleus, son nez un peu gros, impertinemment retrouss?, sa bouche petite et tr?s rouge, montrant des dents blanches, aux canines fortes et avan?antes, son menton gourmand, et toute son abondante personne, grande et grasse, bien faite, solidement charpent?e. Il lui cria:

– Bon app?tit!

et voulut continuer son chemin. Mais elle l’appela:

– Monsieur! Monsieur! Voulez-vous ?tre gentil? Aidez-moi ? descendre. Je ne peux plus…

Il revint, et lui demanda comment elle avait fait pour monter.

– Avec mes griffes… C’est toujours facile de monter…

– Surtout quand il y a des fruits app?tissants qui pendent au-dessus de votre t?te…

– Oui… Mais quand on a mang?, on n’a plus de courage. On ne peut plus retrouver le chemin.

Il la regardait, perch?e. Il dit:

– Vous ?tes tr?s bien ainsi. Restez l? bien tranquille. Je viendrai vous voir demain. Bonsoir!

Mais il ne bougea pas, plant? au-dessous d’elle.

Elle feignit d’avoir peur, et le supplia, avec de petites mines, de ne pas l’abandonner. Ils restaient ? se regarder, en riant. Elle dit, en lui montrant la branche, ? laquelle elle ?tait accroch?e:

– En voulez-vous?

Le respect de la propri?t? ne s’?tait pas d?velopp? chez Christophe, depuis le temps de ses courses avec Otto: Il accepta sans h?siter. Elle s’amusa ? le bombarder de prunes. Quand il eut mang?, elle dit:

– Maintenant!…

Il prit un malin plaisir ? la faire attendre. Elle s’impatientait sur son mur. Enfin il dit:

– Allons!

et lui tendit les bras.

Mais au moment de sauter, elle se ravisa:

– Attendez! Il faut d’abord faire des provisions!

Elle cueillit les plus belles prunes, qui ?taient ? sa port?e, et en remplit son corsage rebondi:

– Attention! Ne les ?crasez pas!

Il avait presque envie de le faire.

Elle se baissa sur le mur, et sauta dans ses bras. Bien qu’il f?t solide, il plia sous le poids, et faillit l’entra?ner en arri?re. Ils ?taient de m?me taille. Leurs figures se touchaient. Il baisa ses l?vres humides et sucr?es du jus des prunes; et elle lui rendit son baiser sans plus de fa?ons.

– O? allez-vous? demanda-t-il.

– Je ne sais pas.

– Vous vous promeniez seule?

– Non. Je suis avec des amis. Mais je les ai perdus… H? ho! fit-elle brusquement, en appelant de toutes ses forces.

Rien ne r?pondit.

Elle ne s’en pr?occupa pas autrement. Ils se mirent ? marcher, au hasard, droit devant eux.

– Et vous, o? allez-vous? dit-elle.

– Je n’en sais rien non plus.

– Tr?s bien, Nous allons ensemble.

Elle sortit des prunes de son corsage entre-b?ill?, et se mit ? les croquer.

– Vous allez vous faire mal, dit-il.

– Jamais! Toute la journ?e j’en mange.

Par la fente du corsage, il voyait la chemisette.

– Elles sont toutes chaudes maintenant, dit-elle.

– Voyons!

Elle lui en tendit une, en riant. Il la mangea. Elle le regardait du coin de l’?il, en su?ant ses fruits comme un enfant. Il ne savait trop comment l’aventure finirait. Il est probable qu’elle du moins s’en doutait. Elle attendait.

– H? ho! cria-t-on dans le bois.

– H? ho! r?pondit-elle… Ah! les voici! dit-elle ? Christophe. Ce n’est pas malheureux!

Elle pensait au contraire que c’?tait plut?t malheureux. Mais la parole n’a pas ?t? donn?e ? la femme pour dire ce qu’elle pense… Gr?ce ? Dieu! Il n’y aurait plus de morale possible sur terre…

Les voix se rapprochaient. Ses amis allaient d?boucher sur le chemin. Elle sauta d’un bond le foss? de la route, grimpa le talus qui la bordait, et se cacha derri?re les arbres. Il la regardait faire, ?tonn?. Elle lui fit signe imp?rieusement de venir. Il la suivit. Elle s’enfon?a dans l’int?rieur du bois.