Ils entr?rent dans le jardin minuscule. Le sable gr?sillait sous leurs pas. Ils trouv?rent ? t?tons les marches de l’escalier. Dans la maison, quand ils entr?rent, on commen?ait ? ?teindre. Ada, au bras de Christophe, demanda une chambre. La pi?ce o? on les conduisit donnait sur le jardinet. Christophe, en se penchant ? la fen?tre, vit la lueur phosphorescente du fleuve, et l’?il de la lanterne, sur la vitre de laquelle s’?crasaient des moustiques aux grandes ailes. La porte se referma. Ada restait debout pr?s du lit, et souriait. Il n’osait la regarder. Elle ne le regardait pas non plus; mais ? travers ses cils, elle suivait tous les mouvements de Christophe. Le plancher craquait ? chaque pas. On entendait les moindres bruits de la maison. Ils s’assirent sur le lit, et s’?treignirent en silence.
La lueur vacillante du jardin s’est ?teinte. Tout s’est ?teint…
La nuit… Le gouffre… Ni lumi?re, ni conscience… L’?tre. La force de l’?tre, obscure et d?vorante. La toute-puissante joie. La d?chirante joie. La joie qui aspire l’?tre, comme le vide la pierre. La trombe de d?sir qui suce la pens?e. L’absurde et d?lirante Loi des mondes aveugles et ivres qui roulent dans la nuit…
La nuit… Leur souffle m?l?, la ti?deur dor?e des deux corps qui se fondent, les ab?mes de torpeur o? ils tombent ensemble… la nuit qui est des nuits, les heures qui sont des si?cles, les secondes qui sont la mort… Les r?ves en commun, les paroles ? yeux clos, les doux et furtifs contacts des pieds nus qui se cherchent ? demi-endormis, les larmes et les rires, le bonheur de s’aimer dans le vide des choses, de partager ensemble le n?ant du sommeil, les images tumultueuses qui flottent dans le cerveau, les hallucinations de la nuit bruissante… Le Rhin clapote dans une anse, au pied de la maison; dans le lointain, ses flots sur des brisants font comme une petite pluie qui tombe sur le sable. Le ponton du bateau craque et geint sous la pes?e de l’eau. La cha?ne qui l’attache se tend et se d?tend avec un cliquetis de ferrailles us?es. La voix du fleuve monte, elle remplit la chambre. Le lit semble une barque. Ils sont entra?n?s, c?te ? c?te, par le courant vertigineux, – suspendus dans le vide, comme un oiseau qui plane. La nuit devient plus noire, et le vide plus vide. Ils se serrent plus ?troitement l’un contre l’autre. Ada pleure, Christophe perd conscience, ils disparaissent tous deux sous les flots de la nuit…
La nuit… La mort… – Pourquoi revivre?…
La lueur du petit jour frotte les vitres mouill?es. La lueur de la vie se rallume dans les corps alanguis. Il s’?veille. Les yeux de Ada le regardent. Leurs t?tes sont appuy?es sur le m?me oreiller. Leurs bras sont li?s. Leurs l?vres se touchent. Une vie tout enti?re passe en quelques minutes: des journ?es de soleil, de grandeur et de calme…
«O? suis-je? Et suis-je deux? Suis-je encore? Je ne sens plus mon ?tre. L’infini m’entoure: j’ai l’?me d’une statue, aux larges yeux tranquilles, pleins d’une paix olympienne…»
Ils retombent dans les si?cles de sommeil. Et les bruits familiers de l’aube, les cloches lointaines, une barque qui passe, deux rames d’o? l’eau s’?goutte, les pas sur le chemin, caressent sans le troubler leur bonheur endormi, en leur rappelant qu’ils vivent, et le leur faisant go?ter…
Le bateau qui s’?brouait devant la fen?tre arracha Christophe ? sa torpeur. Ils ?taient convenus de partir ? sept heures, afin d’?tre revenus en ville, ? temps pour leurs occupations habituelles. Il chuchota:
– Entends-tu?
Elle ne rouvrit pas les yeux, elle sourit, elle avan?a les l?vres, elle fit un effort pour l’embrasser, puis laissa retomber sa t?te sur l’?paule de Christophe… Par les carreaux de la fen?tre, il vit glisser sur le ciel blanc la chemin?e du bateau, la passerelle vide, et des torrents de fum?e. Il s’engourdit de nouveau…
Une heure s’enfuit, sans qu’il s’en aper??t. En l’entendant sonner, il eut un sursaut de surprise:
– Ada!… dit-il doucement dans l’oreille de son amie. Hedi! r?p?ta-t-il. Il est huit heures.
Les yeux toujours ferm?s, elle fron?a les sourcils et la bouche avec mauvaise humeur.
– Oh! laisse-moi dormir! dit-elle.
Et, se d?gageant de ses bras, en soupirant de fatigue, elle lui tourna le dos, et se rendormit de l’autre c?t?.
Il resta ?tendu aupr?s d’elle. Une chaleur ?gale coulait dans leurs deux corps. Il se mit ? r?ver. Son sang coulait ? flots larges et calmes. Ses sens limpides percevaient les moindres impressions avec une fra?cheur ing?nue. Il jouissait de sa force et de son adolescence. Il avait, sans le vouloir, la fiert? d’?tre un homme. Il souriait ? son bonheur, et il se sentait seuclass="underline" seul, comme il avait toujours ?t?, plus seul encore peut-?tre, mais sans aucune tristesse, d’une solitude divine. Plus de fi?vre. Plus d’ombres. La nature librement pouvait se refl?ter dans son ?me sereine. ?tendu sur le dos, en face de la fen?tre, les yeux noy?s dans l’air ?blouissant de brouillards lumineux, il souriait:
– Qu’il est bon de vivre!…
Vivre!… Une barque passa… Il pensa soudain ? ceux qui ne vivaient plus, ? une barque pass?e o? ils ?taient ensemble: lui – elle -… Elle?… Non pas celle-ci, celle qui dort pr?s de lui. – Elle, la seule, l’aim?e, la pauvre petite morte. – Mais qu’est-ce donc que celle-ci? Comment est-elle l?? Comment sont-ils venus dans cette chambre, dans ce lit? Il la regarde, il ne la conna?t pas: elle est une ?trang?re; hier matin, elle n’existait pas pour lui. Que sait-il d’elle? – Il sait qu’elle n’est pas intelligente. Il sait qu’elle n’est pas bonne. Il sait qu’elle n’est pas belle en ce moment, avec sa figure exsangue et bouffie de sommeil, son front bas, sa bouche ouverte pour respirer, ses l?vres gonfl?es et tendues qui font une moue de carpe. Il sait qu’il ne l’aime point. Et une douleur poignante le transperce, quand il pense qu’il a bais? ces l?vres ?trang?res, d?s la premi?re minute, qu’il a pris ce beau corps indiff?rent, d?s la premi?re nuit qu’ils se sont vus, – et que celle qu’il aimait, il l’a regard?e vivre et mourir pr?s de lui, et qu’il n’a jamais os? effleurer ses cheveux, qu’il ne conna?tra jamais le parfum de son ?tre. Plus rien. Tout s’est fondu. La terre lui a tout pris. Il ne l’a pas d?fendue…
Et tandis que, pench? sur l’innocente dormeuse et d?chiffrant ses traits, il la regardait avec des yeux mauvais, elle sentit son regard. Inqui?te de se voir observ?e, elle fit un gros effort pour soulever ses paupi?res pesantes, et pour sourire; et elle dit, d’une langue incertaine, comme un enfant qui se r?veille:
– Ne me regarde pas, je suis laide…
Elle retomba aussit?t, tu?e de sommeil, sourit encore, balbutia:
– Oh! j’ai tant… tant sommeil!…
et repartit dans ses r?ves.
Il ne put s’emp?cher de rire; il baisa tendrement sa bouche et son nez enfantins. Puis, apr?s avoir regard? encore un moment dormir cette grande petite fille, il enjamba son corps, et se leva sans bruit. Elle poussa un soupir de soulagement, lorsqu’il fut parti et s’?tendit de tout son long, en travers du lit vide. Il prit garde de l’?veiller, en faisant sa toilette, quoiqu’il n’y e?t aucun risque; et, quand ce fut fini, il s’assit sur la chaise, aupr?s de la fen?tre, regarda le fleuve embrum? et fumant, qui semblait rouler des gla?ons; et il s’engourdit dans une r?verie, o? flottait une musique de pastorale m?lancolique.
De temps en temps, elle entr’ouvrait les yeux, le regardait vaguement, mettait quelques secondes ? le reconna?tre, lui souriait, et passait d’un sommeil dans un autre. Elle lui demanda l’heure.
– Neuf heures moins un quart.
Elle r?fl?chit, ? moiti? endormie:
– Qu’est-ce que cela peut bien ?tre, neuf heures moins un quart?
? neuf heures et demie, elle s’?tira, soupira, et dit qu’elle se levait.
Dix heures sonn?rent, avant qu’elle e?t boug?. Elle se d?pita:
– Encore sonner!… Tout le temps, l’heure avance?…
Il rit, et vint s’asseoir sur le lit, aupr?s d’elle. Elle lui passa les bras autour du cou, et lui raconta ses r?ves. Il n’?coutait pas tr?s attentivement, et l’interrompait par de petits mots tendres. Mais elle le faisait taire, et reprenait avec un grand s?rieux, comme si ?’avait ?t? des histoires de la plus hante importance:
– Elle ?tait ? d?ner: il y avait le grand-duc; Myrrha ?tait un chien terre-neuve… non, un mouton fris?, qui servait ? table… Ada avait trouv? le moyen de s’?lever au-dessus de terre, de marcher, de danser, de se coucher dans l’air. Voil?: c’?tait bien simple: on n’avait qu’? faire… ainsi… ainsi…; et c’?tait fait…
Christophe se moquait d’elle. Elle riait aussi, un peu froiss?e qu’il r?t. Elle haussait les ?paules:
– Ah! tu ne comprends rien!…