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Ils d?jeun?rent sur son lit, dans la m?me tasse, avec la m?me cuiller.

Elle se leva enfin; elle rejeta ses couvertures, sortit ses beaux grands pieds blancs, ses belles jambes grasses, et se laissa couler sur la descente de lit. Puis elle s’assit pour reprendre haleine, et regarda ses pieds. Enfin, elle frappa des mains, et lui dit de sortir; et, comme il ne se pressait pas, elle le prit par les ?paules, et le poussa ? la porte, qu’elle referma ? clef.

Apr?s qu’elle eut bien mus?, regard? et ?tir? chacun de ses beaux membres, chant? en se lavant un lied sentimental en quatorze couplets, jet? de l’eau ? la figure de Christophe qui tambourinait ? la fen?tre, et cueilli en partant la derni?re rose du jardin, ils prirent le bateau. Le brouillard n’?tait pas encore dissip?; mais le soleil brillait au travers: on flottait au milieu d’une lumi?re laiteuse. Ada, assise ? l’arri?re avec Christophe, l’air assoupi et boudeur, grognait que la lumi?re lui venait dans les yeux, et que, toute la journ?e, elle aurait mal ? la t?te. Et comme Christophe ne prenait pas assez au s?rieux ses dol?ances, elle se renferma dans un silence maussade. Elle avait les yeux ? peine ouverts, et l’amusante gravit? des enfants qui viennent de se r?veiller. Mais une dame ?l?gante ?tant venue s’asseoir non loin d’elle, ? la station suivante, elle s’anima aussit?t, et s’effor?a de dire ? Christophe des choses sentimentales et distingu?es. Elle avait repris avec lui le «vous» c?r?monieux.

Christophe se pr?occupait de ce qu’elle dirait ? sa patronne, pour excuser son retard. Elle ne s’en inqui?tait gu?re:

– Bah! ce n’est pas la premi?re fois.

– Que quoi?…

– Que je suis en retard, dit-elle, vex?e de la question.

Il n’osa demander la cause de ces retards.

– Qu’est-ce que tu lui diras?

– Que ma m?re est malade, morte…, est-ce que je sais?

Il fut pein? qu’elle parl?t si l?g?rement.

– Je ne voudrais pas que tu mentes.

Elle se froissa:

– D’abord, je ne mens jamais… Et puis, je ne peux pourtant pas lui dire…

Il demanda, moiti? plaisant, moiti? s?rieux:

– Pourquoi pas?

Elle rit, elle haussa les ?paules, en disant qu’il ?tait grossier et mal ?lev?, et qu’elle l’avait pri? d’ailleurs de ne plus la tutoyer.

– Est-ce que je n’en ai pas le droit?

– Pas du tout.

– Apr?s ce qui s’est pass??

– Il ne s’est rien pass?.

Elle le fixait en riant, d’un air de d?fi; et, bien qu’elle plaisant?t, le plus fort, c’?tait – (il le sentait) – qu’il ne lui en e?t pas co?t? beaucoup plus de le dire s?rieusement, et presque de le croire. Mais un souvenir plaisant l’?gaya sans doute; car elle ?clata de rire, en regardant Christophe, et l’embrassa bruyamment, sans se soucier de ses voisins, qui ne sembl?rent d’ailleurs s’en ?tonner aucunement.

*

Il ?tait maintenant de toutes ses promenades, en compagnie de demoiselles de magasin et de commis de boutique, dont la vulgarit? ne lui plaisait gu?re, et qu’il essayait de perdre en chemin; mais Ada, par esprit de contradiction, n’?tait plus dispos?e ? s’?garer dans les bois. Lorsqu’il pleuvait, ou que, pour quelque autre raison, on ne sortait pas de la ville, il la menait au th??tre, au mus?e, au Thiergarten; car elle tenait ? se montrer avec lui. Elle d?sirait m?me qu’il l’accompagn?t ? l’office religieux; mais il ?tait si absurdement sinc?re, qu’il ne voulait plus mettre les pieds dans une ?glise, depuis qu’il ne croyait plus – (il avait renonc?, sous un autre pr?texte, ? sa place d’organiste); – et en m?me temps, il ?tait rest?, ? son insu, beaucoup trop religieux, pour ne pas trouver sacril?ge la proposition de Ada.

Il allait le soir chez elle. Il trouvait l? Myrrha, qui logeait dans la m?me maison. Myrrha ne lui gardait pas rancune, elle lui tendait sa main caressante et molle, causait de choses indiff?rentes ou lestes, et s’?clipsait discr?tement. Jamais les deux femmes n’avaient sembl? meilleures amies, que depuis qu’elles avaient moins de raisons de l’?tre: elles ?taient toujours ensemble. Ada n’avait rien de secret pour Myrrha, elle lui racontait tout; Myrrha ?coutait tout: elles semblaient y prendre autant de plaisir l’une que l’autre.

Christophe ?tait mal ? l’aise dans la soci?t? de ces deux femmes. Leur amiti?, leurs entretiens baroques, leur libert? d’allures, la fa?on crue dont Myrrha surtout voyait les choses et en parlait, – (moins en sa pr?sence toutefois, que quand il n’?tait pas l?; mais Ada le lui r?p?tait), – leur curiosit? indiscr?te et bavarde, constamment tourn?e vers des sujets niais ou d’une sensualit? assez basse, toute cette atmosph?re ?quivoque et un peu animale le g?nait terriblement, l’int?ressait pourtant; car il ne connaissait rien de semblable. Il ?tait perdu dans la conversation de ces deux petites b?tes, qui se parlaient chiffons, se disaient des coq-?-l’?ne, riaient d’une fa?on inepte, et dont les yeux brillaient de plaisir, quand elles ?taient sur la piste d’une histoire ?grillarde. Il ?tait soulag? par le d?part de Myrrha. Ces deux femmes ensemble, c’?tait comme un pays ?tranger, dont il ne savait pas la langue. Impossible de se faire entendre: elles ne l’?coutaient m?me pas, elles se moquaient de l’?tranger.

Quand il ?tait seul avec Ada, ils continuaient de parler deux langues diff?rentes; mais au moins faisaient-ils effort, l’un et l’autre, pour se comprendre. ? vrai dire, plus il la comprenait, moins il la comprenait. Elle ?tait la premi?re femme qu’il conn?t. Car si la pauvre Sabine en ?tait une, il n’en avait rien su: elle ?tait toujours rest?e pour lui un fant?me de son c?ur. Ada se chargeait de lui faire rattraper le temps perdu. Il t?chait ? son tour de r?soudre l’?nigme de la femme: – ?nigme qui n’en est une peut-?tre, que pour ceux qui y cherchent un sens.

Ada n’avait nulle intelligence: c’?tait l? son moindre d?faut. Christophe en e?t pris son parti, si elle l’avait pris aussi. Mais quoiqu’elle f?t uniquement occup?e de niaiseries, elle pr?tendait se conna?tre aux choses de l’esprit; et elle jugeait de tout avec assurance. Elle parlait musique, elle expliquait ? Christophe ce qu’il connaissait le mieux, elle formulait des arr?ts et des vetos absolus. Inutile d’essayer de la convaincre: elle avait des pr?tentions et des susceptibilit?s pour tout; elle faisait la rench?rie, elle ?tait t?tue, vaniteuse; elle ne voulait – elle ne pouvait rien comprendre. Que ne consentait-elle ? ne rien comprendre, en effet! Combien il l’aimait mieux, quand elle voulait bien se r?signer ? ?tre ce qu’elle ?tait, simplement, avec ses qualit?s et ses d?fauts, au lieu de chercher ? en imposer aux autres et ? elle-m?me!

En fait, elle se souciait fort peu de penser. Elle se souciait de manger, boire, chanter, danser, crier, rire, dormir; elle voulait ?tre heureuse; et ?’e?t ?t? tr?s bien d?j? si elle y avait r?ussi. Mais quoique dou?e pour cela: gourmande, paresseuse, sensuelle, d’un ?go?sme candide qui r?voltait et amusait Christophe, bref, bien qu’elle e?t ? peu pr?s tous les vices qui rendent la vie aimable ? leur heureux possesseur, sinon ? ses amis – (et encore, un visage heureux, du moins s’il est joli, ne rayonne-t-il pas du bonheur sur tous ceux qui l’approchent?) – malgr? donc tant de raisons d’?tre satisfaite de l’existence et de soi, Ada n’avait m?me pas l’intelligence de l’?tre. Cette belle et forte fille, fra?che, r?jouie, ? l’air sain, d’une gaiet? d?bordante et d’un f?roce app?tit, s’inqui?tait de sa sant?. Elle g?missait sur sa faiblesse, tout en mangeant comme quatre. Elle se plaignait de tout: elle ne pouvait plus se tra?ner, elle ne pouvait plus respirer, elle avait mal ? la t?te, elle avait mal aux pieds, aux yeux, ? l’estomac, ? l’?me. Elle avait peur de tout, elle ?tait follement superstitieuse, elle voyait des signes partout: ? table, les couteaux, les fourchettes en croix, le nombre des convives, la sali?re renvers?e: c’?taient alors toute une s?rie de rites, qu’il fallait accomplir pour ?carter le malheur. En promenade, elle comptait les corbeaux, et elle ne manquait pas d’observer de quel c?t? ils s’envolaient; elle ?piait anxieusement le chemin, ? ses pieds, et elle se lamentait quand elle y voyait passer, le matin, une araign?e: alors elle voulait revenir, il n’y avait plus d’autre ressource, pour continuer la promenade, que de lui persuader qu’il ?tait plus de midi, et qu’ainsi le pr?sage s’?tait mu? de souci en espoir. Elle avait peur de ses r?ves: elle les racontait longuement ? Christophe; elle cherchait, pendant des heures, un d?tail, quand elle l’avait oubli?; elle ne lui faisait gr?ce d’aucun: une suite d’absurdit?s, o? il ?tait question de mariages baroques, de morts, de couturi?res, de princes, de choses burlesques et quelquefois obsc?nes. Il fallait qu’il ?cout?t, qu’il donn?t son avis. Souvent, elle restait, des journ?es enti?res, sous l’obsession de ces images ineptes. Elle trouvait la vie mal faite, elle voyait cr?ment les choses et les gens, elle assommait Christophe de ses j?r?miades; et ce n’?tait pas la peine qu’il e?t quitt? ses petits bourgeois moroses, pour retrouver ici l’?ternel ennemi: le «trauriger ungriechischer Hypochondrist».