Выбрать главу

Mais, ? la fin, tous s’entendirent pour g?mir en commun sur la m?chancet? des temps. Ils s’apitoy?rent affectueusement sur les chagrins de Louisa et de Christophe, dont ils lou?rent, en termes qui le touch?rent, la conduite courageuse. Ils se complurent ? rappeler non seulement les malheurs de leurs h?tes, mais les leurs, et ceux de tous leurs amis et de tous ceux qu’ils connaissaient; et ils tomb?rent d’accord que les bons ?taient toujours malheureux, et qu’il n’y avait de joie que pour les ?go?stes et les malhonn?tes gens. Ils conclurent que la vie ?tait triste, qu’elle ne servait ? rien, et qu’il vaudrait beaucoup mieux ?tre mort, si ce n’?tait la volont? de Dieu, sans doute, qu’on v?c?t pour souffrir. Comme ces id?es se rapprochaient du pessimisme actuel de Christophe, il en con?ut plus d’estime pour ses h?tes, et ferma les yeux sur leurs petits travers.

Quand il remonta avec sa m?re dans la chambre en d?sordre, ils se sentirent tristes et las, mais un peu moins seuls; et tandis que Christophe, les yeux ouverts dans la nuit, ne pouvant dormir ? cause de sa fatigue et du bruit du quartier, ?coutait les lourdes voitures qui ?branlaient les murs, et les souffles de la famille endormie ? l’?tage au-dessous, il t?chait de se persuader qu’il serait, sinon heureux, moins malheureux ici, au milieu de ces braves gens, – ? vrai dire, un peu ennuyeux, mais qui souffraient des m?mes maux que lui, qui semblaient le comprendre, et qu’il croyait comprendre.

Mais s’?tant ? la fin assoupi, il fut d?sagr?ablement r?veill? d?s l’aube par les voix des voisins qui commen?aient ? discuter, et par le grincement de la pompe qu’une main rageuse faisait marcher, pour proc?der ensuite au lavage ? grande eau de la cour et de l’escalier.

*

Justus Euler ?tait un petit vieillard vo?t?, aux yeux inquiets et moroses, une figure rouge, pliss?e, bossu?e, la m?choire ?dent?e, et une barbe mal soign?e, qu’il ne cessait de tourmenter avec ses mains. Tr?s brave homme, un peu prud’homme, profond?ment moral, il s’entendait assez bien avec grand-p?re. On pr?tendait qu’il lui ressemblait. Et, en v?rit?, il ?tait de la m?me g?n?ration et ?lev? dans les m?mes principes; mais il lui manquait la forte vie physique de Jean-Micheclass="underline" c’est-?-dire que, tout en pensant comme lui sur une quantit? de points, au fond il ne lui ressemblait gu?re; car ce qui fait les hommes, c’est le temp?rament, bien plus que les id?es; et quelles que soient les divisions, factices ou r?elles, que l’intelligence a mises entre eux, la grande division de l’humanit? est celle des gens bien portants et de ceux qui ne le sont point. Le vieux Euler n’?tait pas des premiers. Il parlait de morale, comme grand-p?re; mais sa morale n’?tait pas la m?me que celle de grand-p?re; elle n’avait pas son estomac, ses poumons, et sa face joviale. Tout chez lui et les siens ?tait b?ti sur un plan plus parcimonieux et plus ?triqu?. Quarante ans fonctionnaire, maintenant retrait?, il souffrait de cette tristesse de l’inaction, si lourde chez les vieillards qui ne se sont pas m?nag? pour leurs derni?res ann?es la ressource d’une vie int?rieure. Toutes ses habitudes naturelles ou acquises, toutes celles de son m?tier lui avaient donn? quelque chose de m?ticuleux et de chagrin, qui se retrouvait ? quelque degr? chez chacun de ses enfants.

Son gendre, Vogel, employ? ? la chancellerie du palais, avait une cinquantaine d’ann?es. Grand, fort, tout ? fait chauve, des lunettes d’or coll?es aux tempes, et d’assez bonne mine, il se croyait malade, et sans doute l’?tait, bien qu’il n’e?t ?videmment pas tous les maux qu’il se pr?tait, mais l’esprit aigri par la niaiserie de son m?tier, et le corps un peu ruin? par sa vie s?dentaire. Tr?s laborieux d’ailleurs, non sans m?rite, ayant m?me une certaine culture, il ?tait victime de l’absurde vie moderne, et comme beaucoup d’employ?s encha?n?s ? leurs bureaux, succombait au d?mon de l’hypocondrie. Un de ces malheureux, que G?the appelait «ein trauriger ungriechischer Hypochondrist» – «un hypocondre morose et pas du tout grec», – qu’il plaignait, mais qu’il avait bien soin de fuir.

Amalia n’usait ni de l’un ni de l’autre syst?me. Robuste, bruyante et active, elle ne s’apitoyait pas sur les j?r?miades de son mari; elle le secouait rudement. Mais ? vivre toujours ensemble, nulle force ne r?siste; et quand, dans un m?nage, l’un des deux est neurasth?nique, il y a de grandes chances pour que, quelques ann?es apr?s, ils le soient tous les deux. Amalia avait beau crier contre Vogeclass="underline" l’instant d’apr?s, elle g?missait plus fort que lui; et sautant sans transition des rebuffades aux lamentations, elle ne lui faisait aucun bien; elle d?cuplait au contraire son mal, en donnant ? des niaiseries un retentissement assourdissant. Elle finissait non seulement par achever d’accabler le malheureux Vogel, ?pouvant? des proportions que prenaient ses plaintes r?percut?es par cet ?cho, mais par s’accabler elle-m?me. ? son tour, elle prenait l’habitude de g?mir sans raison sur sa solide sant?, et sur celle de son p?re, et de sa fille, et de son fils. Ce devenait une manie: ? force de le dire, elle se le persuadait; le moindre rhume ?tait pris au tragique; tout ?tait un sujet d’inqui?tudes. Quand on allait bien, elle se tourmentait encore, en pensant ? la maladie prochaine. Ainsi la vie se passait dans des transes perp?tuelles. Au reste, on ne s’en portait pas plus mal; et il semblait que cet ?tat de plaintes constantes serv?t ? entretenir la sant? g?n?rale. Chacun mangeait, dormait, travaillait, comme ? l’ordinaire; et la vie du m?nage n’en ?tait pas ralentie. L’activit? d’Amalia ne se satisfaisait point de s’exercer du matin au soir, du haut en bas de la maison: il fallait que chacun s’?vertu?t autour d’elle; et c’?tait un branle-bas de meubles, un lavage de carreaux, un frottement de parquets, un bruit de voix, de pas, une tr?pidation, un mouvement perp?tuels.

Les deux enfants, ?cras?s par cette bruyante autorit?, qui ne laissait personne libre, semblaient trouver naturel de s’y soumettre. Le gar?on, Leonhard, avait une jolie figure insignifiante, et des mani?res compass?es. La jeune fille, Rosa, une blondine, avec d’assez beaux yeux, bleus, doux, et affectueux, e?t ?t? agr?able, par la fra?cheur de son teint d?licat et son air de bont?, sans un nez un peu fort et gauchement plant?, qui alourdissait la figure et lui donnait un caract?re niais. Elle rappelait cette jeune fille de Holbein, qui est au mus?e de B?le, – la fille du bourgmestre Meier, – assise, les yeux baiss?s, les mains sur ses genoux, ses cheveux p?les d?nou?s sur ses ?paules, l’air g?n? de son nez disgracieux. Mais Rosa ne s’en inqui?tait gu?re, et cela ne troublait point son caquet inlassable. On entendait sans cesse sa voix aigu? qui racontait des histoires, – toujours essouffl?e, comme si elle n’avait jamais le temps de tout dire, toujours excit?e et pleine d’entrain, en d?pit des gronderies qu’elle essuyait de sa m?re, de son p?re, de son grand-p?re, exasp?r?s, moins parce qu’elle parlait toujours, que parce qu’elle les emp?chait de parler. Car ces excellentes gens, bons, loyaux, d?vou?s, – la cr?me des honn?tes gens, – avaient presque toutes les vertus; mais il leur en manquait une qui fait le charme de la vie: la vertu du silence.

*

Christophe ?tait en veine de patience. Ses chagrins avaient assagi son humeur intol?rante et emport?e. L’exp?rience qu’il avait faite de l’indiff?rence cruelle des ?mes ?l?gantes, le portait ? sentir davantage le prix des braves gens sans gr?ce et diablement ennuyeux, mais qui avaient de la vie une conception aust?re; parce qu’ils vivaient sans joie, ils lui semblaient vivre sans faiblesse. Ayant d?cid? qu’ils ?taient excellents et qu’ils devaient lui plaire, il s’effor?ait, en Allemand qu’il ?tait, de se persuader qu’ils lui plaisaient en effet. Mais il n’y r?ussissait point: il manquait de ce complaisant id?alisme germanique, qui ne veut pas voir et ne voit pas ce qu’il lui serait d?sagr?able de remarquer, par crainte de troubler la tranquillit? commode de ses jugements et l’agr?ment de sa vie. Au contraire, il ne sentait jamais si bien les d?fauts des gens que quand il les aimait, car il e?t voulu les aimer enti?rement, sans aucune restriction: c’?tait une sorte de loyaut? inconsciente, un besoin irr?sistible de v?rit?, qui le rendait plus clairvoyant et plus exigeant ? l’?gard de ce qui lui ?tait le plus cher. Aussi ne tarda-t-il pas ? ressentir une sourde irritation des travers de ses h?tes. Ceux-ci ne cherchaient point ? les d?guiser. Ils ?talaient tout ce qu’ils avaient d’insupportable; et le meilleur restait en eux cach?. C’?tait ce que se disait Christophe, qui, s’accusant d’injustice, entreprit de passer outre ? ses premi?res impressions et de d?couvrir les excellentes qualit?s qu’ils dissimulaient avec tant de soin.