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– Quelle sottise! quand on sait que ce n’est qu’une heure et qu’il y a toute l’?ternit? apr?s!

– Vous en ?tes donc bien s?r, de cette ?ternit??

– Naturellement.

Christophe l’interrogea. Il avait un fr?missement de d?sir et d’espoir. Si Leonhard allait lui offrir enfin les preuves invincibles de croire! Avec quelle passion il renoncerait lui-m?me ? tout le reste du monde, pour le suivre en Dieu!

Tout d’abord, Leonhard, fier de son r?le d’ap?tre, convaincu d’ailleurs que les doutes de Christophe n’?taient que pour la forme et qu’ils auraient le bon go?t de c?der aux premiers arguments, recourut aux livres saints, ? l’autorit? de l’?vangile, aux miracles, ? la tradition. Mais il commen?a ? s’assombrir quand Christophe, apr?s l’avoir ?cout? quelques minutes, l’arr?ta en lui disant que c’?tait r?pondre ? la question par la question, et qu’il ne lui demandait pas de lui expliquer ce qui faisait justement l’objet de son doute, mais les moyens de le r?soudre. Leonhard dut constater que Christophe ?tait beaucoup plus malade qu’il ne semblait, et qu’il avait la pr?tention de ne se laisser convaincre qu’au moyen de la raison. Cependant il pensait encore que Christophe jouait l’esprit fort – (il n’imaginait pas qu’on p?t l’?tre sinc?rement). – Il ne se d?couragea donc pas, et, fort de sa science r?cente, il fit appel ? ses connaissances d’?cole; il d?balla p?le-m?le, avec plus d’autorit? que d’ordre, ses preuves m?taphysiques de l’existence de Dieu et de l’?me immortelle. Christophe, l’esprit tendu, le front pliss? par l’effort, peinait silencieusement; il lui faisait recommencer ses mots, cherchait laborieusement ? en p?n?trer le sens, ? l’enfoncer en soi, ? suivre le raisonnement. Puis il ?clata, d?clara qu’on se moquait de lui, que tout cela c’?taient des jeux d’esprit, des plaisanteries de beaux parleurs qui fabriquaient des mots et qui s’amusaient ensuite ? croire que ces mots ?taient des choses. Leonhard, piqu?, se porta garant de la bonne foi des auteurs. Christophe haussa les ?paules, et dit, en jurant, que si ce n’?taient pas des farceurs, c’?taient de sacr?s litt?rateurs; et il exigea d’autres preuves.

Quand Leonhard reconnut, avec stupeur, que Christophe ?tait irr?m?diablement atteint, il ne s’int?ressa plus ? lui. Il se souvint qu’on lui avait recommand? de ne pas perdre son temps ? discuter avec des incr?dules, – du moins quand ils s’ent?tent ? ne pas vouloir croire. C’est risquer de se troubler soi-m?me, sans nul profit pour l’autre. Mieux vaut abandonner le malheureux ? la volont? de Dieu, qui, si c’est son dessein, saura bien l’?clairer; ou sinon, qui oserait aller contre la volont? de Dieu? Leonhard ne s’obstina donc pas ? prolonger la discussion. Il se contenta de dire avec douceur qu’il n’y avait rien ? faire pour le moment, qu’aucun raisonnement n’?tait capable de montrer le chemin tant qu’on ?tait r?solu ? ne pas le voir, et qu’il fallait prier, faire appel ? la gr?ce: rien n’est possible sans elle; il faut la d?sirer, il faut vouloir, pour croire.

Vouloir? pensait am?rement Christophe. Ainsi Dieu existera, parce que je voudrai qu’il existe! Ainsi, la mort n’existera plus, parce qu’il me plaira de la nier!… H?las!… Comme la vie est facile ? ceux qui n’ont pas le besoin de voir la v?rit?, ? ceux qui ont le pouvoir de la voir comme ils d?sirent, et de se fabriquer des r?ves complaisants, o? dormir douillettement! Dans un tel lit Christophe ?tait bien s?r de ne dormir jamais…

Leonhard continuait ? parler. Il s’?tait rabattu sur son sujet de pr?dilection: les charmes de la vie contemplative; et sur ce terrain sans danger, il ne tarissait plus. De sa voix monotone qui tremblait de plaisir, il disait les joies de la vie en Dieu, en dehors du monde, loin du bruit, dont il parlait avec un accent inattendu de haine (il le d?testait presque autant que Christophe), loin des violences, loin des railleries, loin des petites mis?res dont on souffre, chaque jour, dans le nid chaud et s?r de la foi, d’o? l’on contemple en paix les malheurs du monde ?tranger et lointain. Christophe, en l’?coutant parler, per?ait l’?go?sme de cette foi. Leonhard en eut le soup?on; il se h?ta de s’expliquer. Ce n’?tait pas une vie d’oisivet? que la vie de contemplation! Au contraire: on agit plus par la pri?re que par l’action; que serait le monde sans la pri?re? On expie pour les autres, on se charge de leurs fautes, on leur offre ses m?rites, on interc?de pour le monde aupr?s de Dieu.

Christophe l’?coutait en silence, avec une hostilit? croissante. Il sentait chez Leonhard l’hypocrisie de ce renoncement. Il n’?tait pas assez injuste pour la pr?ter ? tous ceux qui croient. Il savait bien que cette abdication de la vie est chez un petit nombre une impossibilit? de vivre, un d?sespoir poignant, un appel ? la mort, – que c’est, chez un plus petit nombre, une extase passionn?e… (Combien de temps dure-t-elle?)… Mais, chez la plupart des hommes, n’est-ce pas trop souvent le froid raisonnement d’?mes plus ?prises de leur tranquillit? que du bonheur des autres, ou de la v?rit?? Et si les c?urs sinc?res en ont conscience, combien ils doivent souffrir de cette profanation de leur id?al!…

Leonhard, tout heureux, exposait maintenant la beaut? et l’harmonie du monde, vu du haut de son perchoir divin: en bas, tout ?tait sombre, injuste, douloureux; d’en haut, tout devenait clair, lumineux, ordonn?, le monde ?tait semblable ? une bo?te d’horlogerie, parfaitement r?gl?e…

Christophe n’?coutait plus que d’une oreille distraite. Il se demandait: «Croit-il, ou bien croit-il qu’il croit?» Cependant sa propre foi, son d?sir passionn? de foi, n’en ?taient pas ?branl?s. Ce n’?tait pas la m?diocrit? d’?me et les pauvres arguments d’un sot comme Leonhard, qui pouvaient y porter atteinte…

La nuit descendait sur la ville. Le banc, o? ils ?taient assis, ?tait dans l’ombre; les ?toiles s’allumaient, une bu?e blanche montait du fleuve, les grillons bruissaient sous les arbres du cimeti?re. Les cloches se mirent ? sonner: la plus aigu? d’abord, toute seule, comme un oiseau plaintif, interrogea le ciel; puis la seconde, une tierce au-dessous, se m?la ? sa plainte; enfin vint la plus grave, ? la quinte, qui semblait leur donner la r?ponse. Les trois voix se fondirent. C’?tait, au pied des tours, le bourdonnement d’une ruche grandiose. L’air et le c?ur tremblaient. Christophe, retenant son souffle, pensait combien la musique des musiciens est pauvre aupr?s de cet oc?an de musique, o? grondent des milliers d’?tres: c’est la faune sauvage, le libre monde des sons, aupr?s du monde domestiqu?, catalogu?, froidement ?tiquet? par l’intelligence humaine. Il se perdait dans cette immensit? sonore, sans rivages et sans bornes…

Et quand le puissant murmure se fut tu, quand ses derniers fr?missements se furent ?teints dans l’air, Christophe se r?veilla. Il regarda, effar?, autour de lui… Il ne reconnaissait plus rien. Tout ?tait chang? autour de lui, en lui. Il n’y avait plus de Dieu…

De m?me que la foi, la perte de la foi est souvent, elle aussi, un coup de la gr?ce, une lumi?re subite. La raison n’y est pour rien; et il suffit d’un rien: un mot, un silence, un son de cloche. On se prom?ne, on r?ve, on ne s’attend ? rien. Brusquement, tout s’?croule. On se voit entour? de ruines. On est seul. On ne croit plus.

Christophe ?pouvant? ne pouvait comprendre pourquoi, comment cela s’?tait produit. C’?tait, comme au printemps, la d?b?cle d’un fleuve…

La voix de Leonhard continuait de r?sonner, plus monotone que la voix d’un grillon. Christophe ne l’entendait plus. La nuit ?tait tout ? fait venue. Leonhard s’arr?ta. Surpris de l’immobilit? de Christophe, inquiet de l’heure avanc?e, il proposa de rentrer. Christophe ne r?pondait pas. Leonhard lui prit le bras. Christophe tressaillit, et regarda Leonhard avec des yeux ?gar?s.

– Christophe, il faut revenir, dit Leonhard.

– Va au diable! cria Christophe avec fureur.

– Mon Dieu! Christophe, qu’est-ce que je vous ai fait? demanda peureusement Leonhard ahuri.

Christophe se ressaisit.

– Oui, tu as raison, mon bon, fit-il d’un ton plus doux. Je ne sais ce que je dis. Va ? Dieu! Va ? Dieu!

Il resta seul. Il avait le c?ur plein de d?tresse.

– Ah! mon Dieu! mon Dieu! s’?cria-t-il, crispant les mains, levant la t?te passionn?ment vers le ciel noir. Pourquoi est-ce que je ne crois plus? Pourquoi est-ce que je ne puis plus croire? que s’est-il pass? en moi?…

Il y avait une disproportion trop grande entre la ruine de sa foi et la conversation qu’il venait d’avoir avec Leonhard: il ?tait ?vident que cette conversation n’en ?tait pas plus la cause que les criailleries d’Amalia et les ridicules de ses h?tes n’?taient cause de l’?branlement qui se produisait depuis peu dans ses r?solutions morales. Ce n’?taient l? que des pr?textes. Le trouble ne venait pas du dehors. Le trouble ?tait en lui. Il sentait s’agiter dans son c?ur des monstres inconnus, et il n’osait pas se pencher sur sa pens?e, pour voir son mal en face… Son mal? ?tait-ce un mal? Une langueur, une ivresse, une angoisse voluptueuse le p?n?traient. Il ne s’appartenait plus. En vain il t?chait de se raidir dans son sto?cisme d’hier. Tout craquait d’un coup. Il avait la sensation soudaine du vaste monde, br?lant, sauvage, incommensurable… le monde qui d?borde Dieu!…