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Ce ne fut qu’un instant. Mais tout l’?quilibre de sa vie ancienne en fut d?sormais rompu.

*

De toute la famille, il n’y avait qu’une personne, ? laquelle Christophe ne pr?tait aucune attention: c’?tait la petite Rosa. Elle n’?tait point belle; et Christophe qui, lui-m?me, ?tait loin d’?tre beau, se montrait fort exigeant pour la beaut? des autres. Il avait la cruaut? tranquille de la jeunesse, pour qui une femme n’existe pas, quand elle est laide, – ? moins qu’elle n’ait pass? l’?ge o? l’on inspire la tendresse, et qu’elle n’ait plus le droit qu’? des sentiments graves, paisibles, quasi religieux. Rosa ne se distinguait d’ailleurs par aucun don sp?cial, quoiqu’elle ne f?t pas sans intelligence; et elle ?tait afflig?e d’un bavardage qui faisait fuir Christophe. Aussi ne s’?tait-il pas donn? la peine de la conna?tre, jugeant qu’il n’y avait rien ? conna?tre en elle; c’?tait tout au plus s’il l’avait regard?e.

Elle valait mieux pourtant que beaucoup de jeunes filles; elle valait mieux, en tout cas, que Minna, tant aim?e. C’?tait une bonne petite, sans coquetterie, sans vanit?, qui, jusqu’? l’arriv?e de Christophe, ne s’?tait pas aper?ue qu’elle ?tait laide, ou ne s’en inqui?tait pas; car on ne s’en inqui?tait pas autour d’elle. S’il arrivait que le grand-p?re, ou la m?re, le lui d?t, par gronderie, elle ne faisait qu’en rire: elle ne le croyait pas, ou n’y attachait aucune importance; et eux, pas davantage. Tant d’autres, aussi laides et plus, avaient trouv? qui les aim?t! Les Allemands ont d’heureuses indulgences pour les imperfections physiques: ils peuvent ne pas les voir; ils peuvent m?me arriver ? les embellir, par la vertu d’une imagination complaisante qui trouve des rapports inattendus entre toute figure et les plus illustres exemplaires de la beaut? humaine. Il n’e?t pas fallu beaucoup presser le vieux Euler, pour lui faire d?clarer que sa petite-fille avait le nez de la Junon Ludovisi. Heureusement, il ?tait trop grognon pour faire des compliments; et Rosa, indiff?rente ? la forme de son nez, ne mettait d’amour-propre qu’? l’accomplissement, suivant les rites, des fameux devoirs du m?nage. Elle avait accept? comme parole d’?vangile tout ce qu’on lui avait enseign?. Ne sortant gu?re de chez elle, elle avait peu de termes de comparaison, admirait na?vement les siens, et croyait ce qu’ils disaient. De nature expansive, confiante, facilement satisfaite, elle t?chait de se mettre au ton chagrin de la maison, et r?p?tait docilement les r?flexions pessimistes qu’elle entendait. Elle avait le c?ur le plus d?vou?, pensait toujours aux autres, cherchant ? faire plaisir, partageant les soucis, devinant les d?sirs, ayant besoin d’aimer, sans id?e de retour. Naturellement, les siens en abusaient, bien qu’ils fussent bons et qu’ils l’aimassent: on est toujours tent? d’abuser de l’amour de ceux qui vous sont tout livr?s. On ?tait si s?r de ses attentions qu’on ne lui en savait aucun gr?: quoi qu’elle f?t, on attendait davantage. Puis, elle ?tait maladroite; elle avait de la gaucherie, de la pr?cipitation, des mouvements brusques et gar?onniers, des expansions de tendresse qui amenaient des d?sastres. C’?tait un verre bris?, une carafe renvers?e, une porte brutalement ferm?e: toutes choses qui d?cha?naient contre elle l’indignation de la maison. Constamment rabrou?e, la petite s’en allait pleurer dans un coin. Ses larmes ne duraient gu?re. Elle reprenait son air riant et son caquet, sans ombre de rancune contre qui que ce f?t.

L’arriv?e de Christophe fut un ?v?nement consid?rable dans sa vie. Elle avait souvent entendu parler de lui. Christophe tenait une place dans les potins de la ville: c’?tait une mani?re de petite c?l?brit? locale; son nom revenait souvent dans les entretiens de la famille Euler, surtout au temps o? vivait encore le vieux Jean-Michel, qui, fier de son petit-fils, en allait chanter les louanges chez toutes ses connaissances. Rosa avait aper?u une ou deux fois au concert le jeune musicien. Quand elle apprit qu’il viendrait loger chez eux, elle battit des mains. S?v?rement semonc?e de ce manque de tenue, elle devint confuse. Elle n’y voyait pas malice. Dans une vie aussi uniforme que la sienne, un h?te nouveau ?tait une distraction inesp?r?e. Elle passa les derniers jours avant son arriv?e, dans une fi?vre d’attente. Elle ?tait dans les transes que la maison ne lui pl?t pas, et elle s’appliqua ? rendre l’appartement avenant, autant qu’il ?tait possible. Elle porta m?me, le matin de l’am?nagement, un petit bouquet de fleurs sur la chemin?e, comme souhait de bienvenu. Quant ? elle, elle n’avait pris aucun soin pour para?tre ? son avantage; et le premier regard que lui jeta Christophe suff?t ? la lui faire juger laide et mal fagot?e. Elle ne le jugea point de m?me, encore qu’elle aurait eu de bonnes raisons pour cela. Christophe, ext?nu?, affair?, mal soign?, ?tait encore plus laid qu’? l’ordinaire. Mais Rosa, qui ?tait incapable de penser le moindre mal de quiconque, Rosa, qui regardait son grand-p?re, son p?re et sa m?re, comme parfaitement beaux, ne manqua pas de voir Christophe comme elle s’attendait ? le voir, et l’admira de tout son c?ur. Elle fut fort intimid?e de l’avoir pour voisin de table; et malheureusement, sa timidit? se traduisit par ce flot de paroles, qui lui ali?na du premier coup les sympathies de Christophe. Elle ne s’en aper?ut pas, et cette premi?re soir?e resta dans son esprit un souvenir lumineux. Seule dans sa chambre apr?s qu’ils furent remont?s chez eux, elle entendait les pas des nouveaux h?tes marcher au-dessus de sa t?te; et ce bruit r?sonnait joyeusement en elle: la maison lui semblait revivre.

Le lendemain, pour la premi?re fois, elle se regarda dans la glace avec une attention inqui?te; et, sans se rendre compte encore de l’?tendue de son malheur, elle commen?a ? le pressentir. Elle chercha ? juger ses traits, un ? un; mais elle n’y parvint pas. Elle avait de tristes appr?hensions. Elle soupira profond?ment, et voulut introduire dans sa toilette quelques changements. Elle ne r?ussit qu’? s’enlaidir encore. Elle eut de plus la malencontreuse id?e d’assommer Christophe de ses pr?venances. Dans son d?sir na?f de voir constamment ses nouveaux amis et de leur rendre service, elle montait et descendait l’escalier ? tout moment, leur apportant ? chaque fois un objet inutile, s’obstinant ? les aider, et toujours riant, causant, criant. Seule la voix impatiente de sa m?re pouvait, en l’appelant, interrompre son z?le et ses discours. Christophe faisait grise mine: sans les bonnes r?solutions qu’il avait prises, il e?t ?clat? vingt fois. Il tint bon deux jours; le troisi?me, il ferma sa porte ? clef. Rosa frappa, appela, comprit, redescendit confuse, et ne recommen?a plus. Il expliqua, quand il la vit, qu’il ?tait occup? ? un travail pressant et ne pouvait se d?ranger. Elle s’excusa humblement. Elle ne pouvait se faire illusion sur l’insucc?s de ses innocentes avances: elles allaient droit contre leur but, elles ?loignaient Christophe. Il ne prenait plus la peine de cacher sa mauvaise humeur; il n’?coutait m?me plus quand elle parlait, et ne d?guisait pas son impatience. Elle sentait que son bavardage l’irritait; et elle parvenait, ? force de volont?, ? garder le silence pendant une partie de la soir?e; mais c’?tait plus fort qu’elle: elle recommen?ait tout ? coup sa musique. Christophe la plantait l?, au milieu d’une phrase. Elle ne lui en voulait pas. Elle s’en voulait ? elle-m?me. Elle se jugeait b?te, ennuyeuse, ridicule; ses d?fauts lui apparaissaient ?normes, elle voulait les combattre; mais elle ?tait d?courag?e par l’?chec de ses premi?res tentatives, elle se disait qu’elle ne pourrait jamais, qu’elle n’avait pas la force. Pourtant elle essayait de nouveau.

Mais il y avait d’autres d?fauts contre lesquels elle ne pouvait rien: que faire contre sa laideur? Elle ne pouvait plus en douter. La certitude de son infortune lui ?tait brusquement apparue, un jour qu’elle se regardait dans la glace: ?’avait ?t? un coup de foudre. Naturellement, elle s’exag?rait encore le mal, elle voyait son nez dix fois plus gros qu’il n’?tait; il lui semblait occuper tout le visage; elle n’osait plus se montrer, elle aurait voulu mourir. Mais la jeunesse poss?de une telle force d’espoir que ces acc?s de d?couragement ne duraient point; elle se figurait ensuite qu’elle s’?tait tromp?e; elle cherchait ? le croire, et elle en venait m?me, par instants, ? trouver son nez tr?s ordinaire, et presque assez bien fait. Son instinct lui fit alors chercher, mais bien maladroitement, quelques ruses enfantines, une fa?on de se coiffer qui d?gage?t moins le front et n’accus?t pas autant les disproportions du visage. Elle n’y mettait pas de coquetterie: aucune pens?e d’amour n’avait travers? son esprit, ou c’?tait ? son insu. Elle demandait peu de chose: rien qu’un peu d’amiti?; et ce peu, Christophe ne paraissait pas dispos? ? le lui accorder. Il semblait ? Rosa qu’elle e?t ?t? parfaitement heureuse, s’il avait bien voulu seulement lui dire, quand ils se rencontraient, un bonjour, un bonsoir amical, avec bont?. Mais le regard de Christophe ?tait si dur et si froid ? l’ordinaire! Elle en ?tait glac?e. Il ne lui disait rien de d?sagr?able; elle e?t mieux aim? des reproches que ce cruel silence.

Un soir, Christophe ?tait ? son piano, et jouait. Il s’?tait install? dans une ?troite pi?ce mansard?e, tout en haut de la maison, afin d’?tre moins d?rang? par le bruit. Rosa l’?coutait d’en bas, avec ?motion. Elle aimait la musique, quoiqu’elle e?t le go?t mauvais, ne l’avant jamais form?. Tant que sa m?re ?tait l?, elle restait dans un coin de la chambre, pench?e sur son ouvrage, et elle semblait absorb?e dans son travail; mais son ?me ?tait attach?e aux sons qui venaient de l?-haut. Aussit?t que, par bonheur, Amalia sortait, pour une course dans le voisinage, Rosa se levait d’un bond, jetait l’ouvrage, et grimpait le c?ur battant, jusqu’au seuil de la mansarde. Elle retenait son souffle et appliquait son oreille contre la porte. Elle restait ainsi jusqu’? ce qu’Amalia rentr?t. Elle allait sur la pointe des pieds, prenant garde de ne faire aucun bruit; mais comme elle n’?tait pas tr?s adroite, et comme elle ?tait toujours press?e elle manquait souvent de d?gringoler dans l’escalier; une fois qu’elle ?coutait, le corps pench? en avant, la joue coll?e ? serrure, elle perdit l’?quilibre et vint buter la porte avec son front. Elle fut si constern?e qu’elle en perdit haleine. Le piano s’arr?ta net: elle n’eut pas la force de se sauver. Elle se relevait, quand la porte s’ouvrit. Christophe la vit, lui jeta un regard furibond, puis, sans une parole, l’?carta brutalement, descendit avec col?re, et sortit. Il ne revint que pour d?ner, ne pr?ta aucune attention ? ses regards d?sol?s, qui imploraient un pardon, fit comme si elle n’existait point, et pendant plusieurs semaines il cessa compl?tement de jouer. Rosa en r?pandit d’abondantes larmes, en secret; personne ne s’en apercevait, personne ne faisait attention ? elle. Elle priait Dieu ardemment… pourquoi? Elle ne savait trop. Elle avait besoin de confier ses chagrins. Elle ?tait s?re que Christophe la d?testait.