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– Franz Mannheim.

Il s’excusa d’avoir été assez indiscret pour suivre la conversation, et il le félicita de la maestria avec laquelle il avait pulvérisé ses adversaires. Il riait encore, en y pensant. Christophe le regarda, heureux, un peu méfiant:

– C’est sérieux? demanda-t-il, vous ne vous moquez pas de moi?

L’autre jura ses grands dieux. La figure de Christophe s’illuminait:

– Alors, vous trouvez que j’ai raison, n’est-ce pas? Vous êtes de mon avis?

– Écoutez, fit Mannheim, pour dire la vérité, je ne suis pas musicien, je connais rien à la musique. La seule musique qui me plaise, – (ce n’est pas trop flatteur, ce que je vais vous dire), – c’est la vôtre… Enfin, c’est pour vous montrer que je n’ai pourtant pas trop mauvais goût…

– Hé! hé! – fit Christophe, sceptique, flatté tout de même, – ce n’est pas là une preuve.

– Vous êtes difficile… Bon!… Je pense comme vous: ce n’est pas là une preuve. Aussi, je ne me risque pas à juger ce que vous dites des musiciens allemands. Mais, c’est si vrai, en tout cas, des Allemands en général, des vieux Allemands, de tous ces idiots romantiques, avec leur pensée rance, leur émotion lacrymatoire, ces rabâchages séniles qu’on veut que nous admirions, «cet éternel Hier, qui a toujours été, et qui sera toujours, et qui fera loi demain parce qu’il a fait loi aujourd’hui…!»

Il récita quelques vers du passage fameux de Schiller:

«… Das ewig Gestrige

Das immer war und immer wiederkehrt…»

– Et lui, tout le premier! – s’interrompit-il au milieu de sa récitation.

– Qui? demanda Christophe.

– Le pompier qui a écrit cela!

Christophe ne comprenait pas. Mais Mannheim continuait:

– Moi d’abord, je voudrais que, tous les cinquante ans, on procédât à un nettoyage général de l’art et de la pensée, qu’on ne laissât rien subsister de tout ce qui était avant.

– C’est un peu radical, dit Christophe, souriant.

– Mais non, je vous assure. Cinquante ans, c’est déjà trop; il faudrait dire: trente… Et encore!… Mesure d’hygiène. On ne garde pas dans sa maison la collection de ses grands-pères. On les envoie, quand ils sont morts, poliment pourrir ailleurs, et on met des pierres dessus, pour être bien sûrs qu’ils ne reviendront pas. Les âmes délicates mettent aussi des fleurs. Je veux bien, cela m’est égal. Tout ce que je demande, c’est qu’ils me laissent tranquille. Je les laisse bien tranquilles, moi? Chacun de son côté: côté des vivants; côté des morts.

– Il y a des morts qui sont plus vivants que les vivants.

– Mais non, mais non! cela serait plus vrai, si vous disiez qu’il y a des vivants qui sont plus morts que les morts.

– Peut-être bien. En tout cas, il y a du vieux qui est encore jeune.

– Eh bien, s’il est encore jeune, nous le retrouverons de nous-mêmes… Mais je n’en crois rien. Ce qui a été bon une fois, ne l’est jamais une seconde fois: Il n’y a de bon que le changement. Ce qu’il faut avant tout, c’est se débarrasser des vieux. Il y a trop de vieux en Allemagne. Mort aux vieux!

Christophe écoutait ces boutades avec une grande attention, et se donnait beaucoup de mal pour les discuter; il sympathisait en partie avec elles, il y reconnaissait certaines de ses pensées; et, en même temps, il éprouvait une gêne de les entendre outrer d’une façon caricaturesque. Mais, comme il prêtait aux autres son propre sérieux, il se disait que peut-être son interlocuteur qui semblait plus instruit que lui et parlait plus facilement, tirait les conséquences logiques de ses principes. L’orgueilleux Christophe à qui tant de gens ne pardonnaient pas sa foi en lui-même, était souvent d’une modestie naïve, qui le rendait dupe de ceux qui avaient reçu une meilleure éducation, – quand toutefois ils consentaient à ne pas s’en targuer pour éviter une discussion gênante. Mannheim, qui s’amusait de ses propres paradoxes, et qui, de riposte en riposte, en arrivait à des cocasseries extravagantes dont il riait sous cape, n’était pas habitué à se voir pris au sérieux; il fut mis en joie par la peine que prenait Christophe pour discuter ses bourdes, ou même pour les comprendre; et tout en s’en moquant, il était reconnaissant de l’importance que Christophe lui attribuait: il le trouvait ridicule et charmant.

Ils se quittèrent fort bons amis; et Christophe ne fut pas peu surpris de voir, trois heures plus tard, à la répétition du théâtre, surgir de la petite porte qui donnait accès à l’orchestre la tête de Mannheim, radieuse et grimaçante qui lui faisait des signes mystérieux. Quand la répétition fut finie, Christophe alla à lui. Mannheim le prit familièrement par le bras:

– Vous avez un moment?… Écoutez. Il m’est venu une idée. Peut-être que vous la trouverez absurde… Est-ce que vous ne voudriez pas, une fois, écrire ce que vous pensez de la musique et des musicos? Au lieu d’user votre salive à haranguer quatre crétins de votre bande, qui ne sont bons qu’à souffler et racler sur des morceaux de bois, ne feriez-vous pas mieux de vous adresser au grand public?

– Si je ne ferais pas mieux? Si je voudrais?… Parbleu! Et où voulez-vous que j’écrive? Vous êtes bon, vous!…

– Voilà: j’ai à vous proposer… Nous avons, quelques amis et moi: – Adalbert von Waldhaus, Raphael Goldenring, Adolf Mai, et Lucien Ehrenfeld, – nous avons fondé une Revue, la seule Revue intelligente de la ville: le Dionysos… (Vous connaissez certainement?)… Nous vous admirons tous, et nous serions heureux que vous fussiez des nôtres. Voulez-vous vous charger de la critique musicale?

Christophe était confus d’un tel honneur: il mourait d’envie d’accepter; il craignait seulement de n’en être pas digne: il ne savait pas écrire.

– Laissez donc, dit Mannheim, je suis sûr que vous savez très bien. Et puis, du moment que vous serez critique, vous aurez tous les droits. Il n’y a pas à se gêner avec le public. Il est bête comme pas un. Ce n’est rien d’être un artiste: un artiste, c’est celui qu’on peut siffler. Mais un critique, c’est celui qui a le droit de dire: «Sifflez moi cet homme-là!» Toute la salle se décharge sur lui de l’ennui de penser. Pensez tout ce que vous voudrez. Ayez l’air au moins de penser quelque chose. Pourvu que vous donniez à ces oies leur pâtée, peu importe laquelle! Elles avaleront tout.

Christophe finit par consentir, en remerciant avec effusion. Il mit seulement comme condition qu’il aurait le droit de tout dire:

– Naturellement, naturellement, fit Mannheim. Liberté absolue! Chacun de nous est libre.

*

Il vint le relancer au théâtre, une troisième fois, le soir, après le spectacle, pour le présenter à Adalbert von Waldhaus et à ses amis. Ils l’accueillirent avec cordialité.

À l’exception de Waldhaus, qui appartenait à une des vieilles familles nobles du pays, tous étaient Juifs, et tous étaient fort riches: Mannheim, fils d’un banquier; Goldenring, d’un propriétaire de vignobles renommés; Mai, d’un directeur d’établissement métallurgique; et Ehrenfeld, d’un grand bijoutier. Leurs pères étaient de la vieille génération israélite, laborieuse et tenace, attachés à l’esprit de leur race, élevant leur fortune avec une âpre énergie, et jouissant de celle-ci bien plus que de celle-là. Les fils semblaient faits pour détruire ce que les pères avaient édifié: ils persiflaient les préjugés familiaux et cette manie de fourmis économes et fouisseuses; ils jouaient aux artistes, ils affectaient de mépriser la fortune et de la jeter par les fenêtres. Mais, en réalité, il ne s’en perdait guère hors de leurs mains; et ils avaient beau faire des folies: ils n’arrivaient jamais à égarer tout à fait leur lucidité d’esprit et leur sens pratique. Au reste, les pères y veillaient, et leur serraient la bride. Le plus prodigue, Mannheim, eût fait sincèrement largesse de tout ce qu’il possédait: mais il ne possédait rien; et quoiqu’il pestât bruyamment contre la ladrerie de son père, en lui-même il en riait et trouvait que le père avait raison. Au bout du compte, il n’y avait guère que Waldhaus, maître de sa fortune, qui y allât bon jeu, bon argent, et qui soutînt de ses fonds la Revue. Il était poète. Il écrivait des «Polymètres», dans le genre de Arno Holz et de Walt Whitman, des vers alternativement très longs et courts, où les points, les doubles et triples points, les tirets, les silences, les majuscules, les italiques, et les mots soulignés, jouaient un très grand rôle, non moins que les allitérations et que les répétitions – d’un mot, d’une ligne, d’une phrase entière. Il y intercalait des mots, des bruits, dans toutes les langues. Il prétendait faire en vers – (on n’avait jamais su pourquoi) – du Cézanne. À vrai dire, il avait une âme assez poétique, qui sentait avec distinction des choses fades. Il était sentimental et sec, naïf et dandy; ses vers laborieux affectaient une négligence cavalière. Il eût été un bon poète pour gens du monde. Mais ils sont trop de cette espèce, dans les revues et dans les salons; et, il voulait être seul. Il s’était mis en tête de jouer le grand seigneur qui est au-dessus des préjugés de sa caste. Il en avait plus que personne. Il ne se les avouait pas. Il avait pris plaisir à ne s’entourer que de Juifs, à la Revue qu’il dirigeait, pour faire crier les siens, antisémites, et pour se prouver à lui-même sa liberté d’esprit. Il affectait avec ses collègues un ton d’égalité courtoise. Mais au fond, il avait pour eux un mépris tranquille et sans bornes. Il n’ignorait pas qu’ils étaient bien aises de se servir de son nom et de son argent; et il les laissait faire, pour avoir la douceur de les mépriser.