L’attitude de Christophe lui aliéna promptement ses nouveaux amis. Leur sympathie était un marché: pour qu’ils fussent avec lui, il fallait qu’il fût avec eux; et il était trop évident que Christophe ne céderait rien de lui-même: il ne se laissait pas enrôler. On lui battit froid. Les éloges qu’il se refusait à décerner aux dieux et petits dieux, estampillés par le clan, lui furent refusés. On montra moins d’empressement à accueillir ses œuvres; et certains commencèrent à protester de voir son nom trop souvent sur les programmes. On se moquait de lui derrière son dos, et la critique allait son train; Kling et Lauber, en laissant dire, semblaient s’y associer. On se fût bien gardé pourtant de rompre avec Christophe; d’abord parce que les cerveaux rhénans se plaisent aux solutions mixtes, aux solutions qui n’en sont point et qui ont le privilège de prolonger indéfiniment une situation ambiguë; ensuite parce qu’on espérait bien, malgré tout, finir par faire de lui ce qu’on voulait, sinon par persuasion, du moins par lassitude.
Christophe ne leur en laissa pas le temps. Quand il croyait sentir qu’un homme avait de l’antipathie pour lui, mais n’en voulait pas convenir et cherchait à se faire illusion, afin de rester en bons termes avec lui, il n’avait pas de cesse qu’il n’eût réussi à lui prouver qu’il était son ennemi. Après une soirée au Wagner-Verein, où il s’était heurté à un mur d’hostilité hypocrite, il envoya à Lauber sa démission sans phrases. Lauber n’y comprit rien; et Mannheim accourut chez Christophe, pour tâcher de tout arranger. Dès les premiers mots, Christophe éclata:
– Non, non, non, et non! Ne me parle plus de ces êtres. Je ne veux plus les voir… Je ne peux plus, je ne peux plus… J’ai un dégoût effroyable des hommes; il m’est presque impossible d’en regarder un en face.
Mannheim riait de tout son cœur. Il pensait moins à calmer l’exaltation de Christophe qu’à s’en donner le spectacle:
– Je sais bien qu’ils ne sont pas beaux, dit-il; mais ce n’est pas d’aujourd’hui: que s’est-il donc passé de nouveau?
– Rien du tout. C’est moi qui en ai assez… Oui, ris, moque-toi de moi: c’est entendu, je suis fou. Les gens prudents agissent d’après les lois de la saine raison. Je ne suis pas ainsi; je suis un homme qui agit d’après ses impulsions. Quand une certaine quantité d’électricité s’est accumulée en moi, il faut qu’elle se décharge, coûte que toute; et tant pis pour les autres, s’il leur en cuit! Et tant pis pour moi! Je ne suis pas fait pour vivre en société. Désormais, je ne veux plus appartenir qu’à moi.
– Tu n’as pourtant pas la prétention de te passer de tout le monde? dit Mannheim. Tu ne peux pas faire jouer ta musique, à toi tout seul. Tu as besoin de chanteurs, de chanteuses, d’un orchestre, d’un chef d’orchestre, d’un public, d’une claque [6]…
Christophe criait:
– Non! non! non!…
Mais le dernier mot le fit bondir:
– Une claque! Tu n’as pas honte?
– Ne parlons pas de claque payée – (quoique ce soit, à vrai dire, le seul moyen qu’on ait encore trouvé pour révéler au public le mérite d’une œuvre). – Mais il faut toujours une claque, une petite coterie dûment stylée; chaque auteur a la sienne: c’est à cela que les amis sont bons.
– Je ne veux pas d’amis!
– Alors, tu seras sifflé.
– Je veux être sifflé!
Mannheim était aux anges.
– Tu n’auras même pas ce plaisir longtemps. On ne te jouera pas.
– Eh bien, soit! Crois-tu donc que je tienne à devenir un homme célèbre?… Oui, j’étais en train de tendre à toute force vers ce but… Non-sens! Folie! Imbécillité!… Comme si la satisfaction de l’orgueil le plus vulgaire était une compensation aux sacrifices de toute sorte – ennuis, souffrances, infamies, avanies, avilissement, ignobles concessions – qui sont le prix de la gloire! Que dix mille diables m’emportent, si de semblables soucis me travaillent encore le cerveau! Plus rien de tout cela! Je ne veux rien avoir à faire avec le public et la publicité. La publicité est une infâme canaille. Je veux être un homme privé, et vivre pour moi et pour ceux que j’aime…
– C’est cela, dit Mannheim, ironique. Il faut prendre un métier. Pourquoi ne ferais-tu pas aussi des souliers?
– Ah! si j’étais un savetier comme l’incomparable Sachs! s’écria Christophe. Comme ma vie s’arrangerait joyeusement! Savetier, les jours de la semaine, – musicien, le dimanche, et seulement dans l’intimité, pour ma joie et pour celle d’une paire d’amis! Ce serait une existence!… – Suis-je un fou, pour sacrifier mon temps et ma peine au magnifique plaisir d’être en proie aux jugements des imbéciles? Est-ce qu’il n’est pas beaucoup mieux et plus beau d’être aimé et compris de quelques braves gens, qu’entendu, critiquaillé, ou flagorné par des milliers d’idiots?… Le diable de l’orgueil et du désir de la gloire ne me prendra plus aux cheveux: tu peux t’en fier à moi!
– Assurément, dit Mannheim.
Il pensait:
– Dans une heure, il dira le contraire.
Il conclut tranquillement:
– Alors, n’est-ce pas, j’arrange les choses avec le Wagner-Verein?
Christophe leva les bras:
– C’est bien la peine que je m’époumone, depuis une heure, à te crier le contraire!… Je te dis que je n’y remettrai plus jamais les pieds! J’ai en horreur tous ces Wagner-Vereine, tous ces Vereine, tous ces parcs à moutons, qui ont besoin de se serrer les uns contre les autres, afin de bêler ensemble. Va leur dire de ma part à ces moutons: je suis un loup, j’ai des dents, je ne suis pas fait pour paître!
– C’est bon, c’est bon, on leur dira, fit Mannheim, s’en allant, enchanté de sa matinée. Il pensait:
– Il est fou, fou à lier…
Sa sœur, à qui il s’empressa de raconter l’entretien, haussa les épaules, et dit:
– Fou? Il voudrait bien le faire croire!… Il est stupide, et d’un orgueil ridicule…