Cependant, Christophe continuait sa campagne enragée dans la revue de Waldhaus. Ce n’était pas qu’il y trouvât plaisir: la critique l’assommait, et il était sur le point d’envoyer tout au diable Mais il s’entêtait, parce qu’on s’évertuait à lui fermer la bouche: il ne voulait pas avoir l’air de céder.
Waldhaus commençait à s’inquiéter. Aussi longtemps qu’il était resté indemne au milieu des coups, il avait assisté à la mêlée avec le flegme d’un dieu de l’Olympe. Mais, depuis quelques semaines, les autres journaux semblaient perdre conscience du caractère inviolable de sa personne; ils s’étaient mis à l’attaquer dans son amour-propre d’auteur, avec une rare méchanceté, où Waldhaus eût pu reconnaître, s’il avait été plus fin, la griffe d’un ami. C’était en effet à l’instigation sournoise de Ehrenfeld et de Goldenring que ces attaques avaient lieu: ils ne voyaient plus que ce moyen pour le décider à mettre fin aux polémiques de Christophe. Ils voyaient juste. Waldhaus, sur-le-champ, déclara que Christophe commençait à l’agacer; et il cessa de le soutenir. Toute la Revue s’ingénia dès lors à le faire taire. Mais allez donc museler un chien en train de dévorer sa proie! Tout ce qu’on lui disait ne faisait que l’exciter davantage. Il les appelait capons [7], et il déclarait qu’il dirait tout – tout ce qu’il avait le devoir de dire. S’ils voulaient le mettre à la porte, libre à eux! Toute la ville saurait qu’ils étaient aussi couards que les autres, mais lui, ne s’en irait pas, de lui-même.
Ils se regardaient, consternés, reprochant aigrement à Mannheim le cadeau qu’il leur avait fait, en leur amenant ce fou. Mannheim, toujours riant, se fit fort de mater Christophe; et il paria que, dès son prochain article, Christophe mettrait de l’eau dans son vin. Ils restèrent incrédules; mais l’événement prouva que Mannheim ne s’était pas trop vanté. L’article suivant de Christophe, sans être un modèle de courtoisie, ne contenait plus aucune remarque désobligeante pour qui que ce fût. Le moyen de Mannheim était bien simple; tous s’étonnèrent ensuite de n’y avoir pas songé plus tôt: Christophe ne relisait jamais ce qu’il écrivait dans la Revue; et c’est à peine sil lisait les épreuves de ses articles, très vite et fort mal. Adolf Mai lui avait fait plus d’une fois des observations aigres-douces à ce sujet: il disait qu’une faute d’impression déshonore une Revue; et Christophe, qui ne regardait pas la critique comme un art, répondait que celui dont il disait du mal le comprendrait toujours assez. Mannheim profita de l’occasion; il dit que Christophe avait raison, que la correction d’épreuves était un métier de prote [8]; et il offrit de l’en décharger. Christophe fut près de se confondre en remerciements; mais tous lui assurèrent, d’un commun accord, que cet arrangement leur rendait service, en évitant à la Revue une perte de temps. Christophe abandonna donc ses épreuves à Mannheim, en le priant de les bien corriger. Mannheim n’y manqua point; ce fut un jeu pour lui. D’abord, il ne se risqua prudemment qu’à atténuer quelques termes, à laisser tomber çà et là quelques épithètes malgracieuses. Enhardi par le succès, il poussa plus loin ses expériences: il commença à remanier les phrases et le sens; il déployait à cet exercice une réelle virtuosité. Tout l’art consistait, en conservant le gros de la phrase et son allure caractéristique, à lui faire dire exactement le contraire de ce que Christophe avait voulu. Mannheim se donnait plus de mal pour défigurer les articles de Christophe qu’il n’en aurait eu à en écrire lui-même: jamais il n’avait tant travaillé, de sa vie. Mais il jouissait du résultat: certains musiciens, que Christophe poursuivait de ses sarcasmes, étaient stupéfaits de le voir s’adoucir peu à peu et finir par célébrer leurs louanges. La Revue était dans la joie. Mannheim lui donnait lecture de ses élucubrations. C’étaient des éclats de rire. Ehrenfeld et Goldenring disaient parfois à Mannheim:
– Attention! tu vas trop loin!
– Il n’y a pas de danger, répondait Mannheim.
Et il continuait de plus belle.
Christophe ne s’apercevait de rien. Il venait à la Revue, déposait sa copie et ne s’en inquiétait plus. Quelquefois, il lui arrivait de prendre Mannheim à part:
– Cette fois, je leur ai dit leur fait, à ces canailles. Lis un peu…
Mannheim lisait.
– Eh bien, qu’est-ce que tu en penses?
– Terrible! mon cher, il n’en reste plus rien!
– Qu’est-ce que tu crois qu’ils diront?
– Ah! ce sera un beau vacarme!
Mais il n’y avait pas de vacarme du tout. Au contraire, les visages s’éclairaient autour de Christophe; des gens qu’il exécrait le saluaient dans la rue. Une fois, il arriva à la Revue, inquiet et renfrogné; et jetant sur la table une carte de visite, il demanda:
– Qu’est-ce que cela veut dire?
C’était la carte d’un musicien qu’il venait d’éreinter:
«Avec tous ses remerciements.»
Mannheim répondit, en riant:
– Il fait de l’ironie.
Christophe fut soulagé:
– Ouf! dit-il, j’avais peur que mon article ne lui eût fait plaisir.
– Il est furieux, dit Ehrenfeld; mais il ne veut pas en avoir l’air: il fait l’homme supérieur, il raille.
– Il raille?… Cochon! fit Christophe, de nouveau indigné. Je vais lui faire un autre article. Rira bien qui rira le dernier!
– Non, non, dit Waldhaus, inquiet. Je ne crois point qu’il se moque. C’est de l’humilité, il est bon chrétien: on le frappe sur une joue, il tend l’autre.
– Encore mieux! dit Christophe. Ah! le lâche! Il la veut, il aura sa fessée!
Waldhaus voulait s’interposer. Mais les autres riaient.
– Laisse donc… disait Mannheim.
– Après tout… faisait Waldhaus, subitement rassuré. Un peu plus, un peu moins!…
Christophe s’en allait. Les compères se livraient à des gambades et des rires de démence. Quand ils étaient un peu apaisés, Waldhaus disait à Mannheim:
– Tout de même, il s’en est fallu de peu… Fais attention, je te prie. Tu vas nous faire pincer.
– Bah! disait Mannheim. Nous avons encore de beaux jours… Et puis, je lui fais des amis.
II. L’ENLISEMENT
Christophe en était là de ses expériences pour réformer l’art allemand, quand vint à passer dans la ville une troupe de comédiens français. Il serait plus juste de dire: un troupeau; car, suivant l’habitude, c’était un ramassis de pauvres diables, pêchés on ne savait où, et de jeunes acteurs inconnus, trop heureux de se laisser exploiter, pourvu qu’on les fît jouer. Tous ensemble étaient attelés au chariot d’une comédienne illustre et antique. Elle faisait une tournée en Allemagne, et, de passage dans la petite capitale, y venait donner trois représentations.
À la Revue de Waldhaus, on en faisait grand bruit. Mannheim et ses amis étaient au courant de la vie littéraire et mondaine de Paris, ou ils prétendaient l’être; ils s’en répétaient les potins, cueillis dans les journaux des boulevards, et plus ou moins bien compris: ils représentaient l’esprit français en Allemagne. C’était enlever à Christophe le désir de le connaître davantage. Mannheim l’assommait avec ses éloges de Paris. Il y était allé plusieurs fois; il avait là une partie de sa famille: – il avait de la famille dans tous les pays d’Europe; et, partout, elle avait pris la nationalité et les dignités du pays, cette tribu d’Abraham comptait un baronnet anglais, un sénateur de Belgique, un ministre français, un député au Reichstag, et un comte du pape; et tous, bien qu’unis et respectueux le la souche commune dont ils étaient sortis, étaient sincèrement Anglais, Belges, Français, Allemands, ou papalins: car leur orgueil ne doutait point que le pays qu’ils avaient adopté ne fût le premier de tous. Mannheim était le seul, par paradoxe, qui s’amusât à préférer tous les pays dont il n’était point. Il parlait donc souvent de Paris, avec enthousiasme; mais, pour faire l’éloge des Parisiens, il les représentait comme des espèces de toqués, paillards et braillards, qui passaient leur temps à faire la noce et des révolutions, sans jamais se prendre au sérieux; aussi, Christophe était-il peu attiré par «la byzantine et décadente république d’outre-Vosges». De bonne foi, il imaginait un peu Paris, comme le représentait une gravure naïve, en tête d’un livre récemment publié dans une collection d’art allemande; au premier plan, le Diable de Notre-Dame, accroupi au-dessus des toits de la ville, avec cette légende: