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Il reprit le dernier train, pour rentrer chez lui. À une station intermédiaire, le train qui venait en sens inverse attendait. Juste dans le wagon arrêté en face du sien, – dans un compartiment de troisième, Christophe vit la jeune Française, qui était avec lui à la représentation d’Hamlet. Elle vit aussi Christophe, et elle le reconnut: Ils furent saisis. Ils se saluèrent silencieusement, et restèrent immobiles, n’osant plus se regarder. Cependant il avait vu d’un coup d’œil qu’elle avait une petite toque de voyage, et une vieille valise auprès d’elle. L’idée ne lui vint pas qu’elle quittât le pays; il pensa qu’elle partait pour quelques jours. Il ne savait s’il devait lui parler; il hésita, il prépara dans sa tête ce qu’il voulait lui dire, et il allait baisser la glace du wagon, pour lui adresser quelques mots, quand on donna le signal du départ: il renonça à parler. Quelques secondes passèrent avant que le train ne bougeât. Ils se regardèrent en face. Seuls dans leur compartiment, le visage appuyé contre la vitre du wagon, à travers la nuit qui les entourait, ils plongeaient leurs regards dans les yeux l’un de l’autre. Une double fenêtre les séparait. S’ils avaient étendu le bras au dehors, leurs mains auraient pu se toucher. Si près. Si loin. Les wagons s’ébranlèrent lourdement. Elle le regardait toujours n’ayant plus de timidité, maintenant qu’ils se quittaient. Ils étaient si absorbés dans la contemplation l’un de l’autre qu’ils ne pensèrent même plus à se saluer une dernière fois. Elle s’éloignait lentement: il la vit disparaître; et le train qui la portait s’enfonça dans la nuit: Comme deux mondes errants, ils étaient passés, un instant, l’un près de l’autre, et ils s’éloignaient dans l’espace infini, pour l’éternité peut-être.

Quand elle eut disparu, il sentit le vide que ce regard inconnu venait de creuser en lui; et il ne comprit pas pourquoi: mais le vide était là. Les paupières à demi closes, somnolent, adossé à un angle du wagon, il sentait sur ses yeux le contact de ces yeux; et ses autres pensées se taisaient pour le mieux sentir. L’image de Corinne papillotait au dehors de son cœur, comme un insecte qui bat des ailes de l’autre côté des carreaux; mais il ne la laissait pas entrer.

Il la retrouva, au sortir du wagon, quand l’air frais de la nuit et la marche dans les rues de la ville endormie eurent secoué sa torpeur. Il souriait au souvenir de la gentille actrice, avec un mélange de plaisir et d’irritation, selon qu’il se rappelait ses manières affectueuses ou ses coquetteries vulgaires.

– Diables de Français, grommelait-il, riant tout bas, tandis qu’il se déshabillait sans bruit, pour ne pas réveiller sa mère, qui dormait à côté.

Un mot qu’il avait entendu, l’autre soir, dans la loge, lui revint à l’esprit:

– Il y en a d’autres, aussi.

Dès sa première rencontre avec la France, elle lui posait l’énigme de sa double nature. Mais, comme tous les Allemands, il ne s’inquiétait point de la résoudre; et il répétait tranquillement, en songeant à la jeune fille du wagon:

– Elle n’a pas l’air Française.

Comme s’il appartenait à un Allemand de dire ce qui est Français et ce qui ne l’est point.

*

Française ou non, elle le préoccupait; car, dans le milieu de la nuit, il se réveilla, avec un serrement de cœur: il venait de se rappeler la valise placée sur la banquette, auprès de la jeune fille; et brusquement, l’idée que la voyageuse était partie tout à fait lui traversa l’esprit. À vrai dire, cette idée aurait dû lui venir, dès le premier instant; mais il n’y avait pas songé. Il en ressentait une sourde tristesse. Il haussa les épaules, dans son lit:

– Qu’est-ce que cela peut bien me faire? se dit-il. Cela ne me regarde pas.

Il se rendormit.

Mais, le lendemain, la première personne qu’il rencontra en sortant fut Mannheim qui l’appela «Blücher», et lui demanda s’il avait décidé de conquérir toute la France. Par cette gazette vivante, il apprit que l’histoire de la loge avait eu un succès qui dépassait tout ce que Mannheim en attendait:

– Tu es un grand homme, criait Mannheim. Je ne suis rien auprès de toi.

– Qu’est-ce que j’ai fait? dit Christophe.

– Tu es admirable! reprit Mannheim. Je suis jaloux de toi. Souffler la loge au nez des Grünebaum, et y inviter à leur place leur institutrice française, non, cela, c’est le bouquet, je n’aurais pas trouvé cela!

– C’était l’institutrice des Grünebaum? dit Christophe, stupéfait.

– Oui, fais semblant de ne pas savoir, fais l’innocent, je te le conseille!… Papa ne décolère plus. Les Grünebaum sont dans une rage!… Cela n’a pas été long: ils ont flanqué la petite à la porte.

– Comment! cria Christophe, ils l’ont renvoyée!… Renvoyée à cause de moi?

– Tu ne le savais pas? dit Mannheim. Elle ne te l’a pas dit?

Christophe se désolait.

– Il ne faut pas te faire de bile, mon bon, dit Mannheim, cela n’a pas d’importance. Et puis, il fallait bien s’y attendre, le jour où les Grünebaum viendraient à appendre…

– Quoi? criait Christophe, apprendre quoi?

– Qu’elle était ta maîtresse, parbleu!

– Je ne la connais même pas, je ne sais pas qui elle est.

Mannheim eut un sourire, qui voulait dire:

– Tu me crois trop bête.

Christophe se fâcha, somma Mannheim de lui faire l’honneur de croire à ce qu’il affirmait. Mannheim dit:

– Alors c’est encore plus drôle.

Christophe s’agitait, parlait d’aller trouver les Grünebaum, de leur dire leur fait, de justifier la jeune fille. Mannheim l’en dissuada:

– Mon cher, dit-il, tout ce que tu leur diras ne fera que les convaincre davantage du contraire. Et puis, il est trop tard. La fille est loin, maintenant.

Christophe, la mort dans l’âme, tâcha de retrouver la piste de la jeune Française. Il voulait lui écrire, lui demander pardon. Mais nul ne savait rien d’elle. Les Grünebaum, à qui il s’adressa l’envoyèrent promener; ils ignoraient où elle était allée, et ils ne s’en inquiétaient pas. L’idée du mal qu’il avait fait torturait Christophe: c’était un remords continuel. Il s’y joignait une mystérieuse attirance qui, des yeux disparus, rayonnait silencieusement sur lui. Attirance et remords parurent s’effacer, recouverts par le flot des jours et des pensées nouvelles; mais ils persistèrent obscurément au fond. Christophe n’oubliait point celle qu’il appelait sa victime. Il s’était juré de la rejoindre: Il savait combien il avait peu de chances de la revoir; et il était sûr qu’il la reverrait.

Quant à Corinne, jamais elle ne répondit aux lettres qu’il lui écrivit. Mais, trois mois plus tard, quand il n’attendait plus rien, il reçut d’elle un télégramme de quarante mots, où elle bêtifiait à cœur joie, lui donnait de petits noms familiers et demandait «si on s’aimait toujours». Puis, après un nouveau silence de près d’une année, vint un bout de lettre griffonnée de son énorme écriture enfantine et zigzagante, qui cherchait à paraître grande dame, – quelques mots affectueux et drolatiques. – Et puis, elle en resta là. Elle ne l’oubliait pas; mais elle n’avait pas le temps de penser à lui.