Il ne se pressait pas d’arriver, flânant devant les boutiques, s’arrêtant dans la rue, pour caresser un chien, qui flânait comme lui, étendu sur le flanc et bâillant au soleil. Il sauta les grilles inoffensives, qui ceignaient la place du château, – un grand carré désert, entouré de maisons, avec deux jets d’eau assoupis, deux parterres symétriques et sans ombre, séparés, comme par une raie sur le front, par une allée sablée, ratissée, bordée d’orangers en caisse; au milieu, la statue en bronze d’un grand-duc inconnu, costume Louis-Philippe, sur un socle décoré aux quatre angles, par des allégories de Vertus. Sur un banc, un promeneur unique dormait sur un journal. À la grille du château, un poste de soldats inutiles dormait. Derrière les fossés pour rire de la terrasse du château, deux canons endormis bâillaient sur la ville endormie. Christophe leur rit au nez à tous.
Il entra au château sans se préoccuper de prendre une attitude officielle; tout au plus s’il cessa de chantonner; ses pensées continuaient de danser. Il jeta son chapeau sur la table du vestibule, en interpellant familièrement le vieil huissier, qu’il connaissait depuis l’enfance; – (le bonhomme était déjà là, lors de la première visite que Christophe avait faite au château avec son grand-père, le soir où il vit Hassler); – mais le vieux qui toujours répondait avec bonhomie aux boutades peu respectueuses de Christophe, prit, cette fois, un air rogue. Christophe n’y fit pas attention. Un peu plus loin, dans l’antichambre, il rencontra un employé de la chancellerie, fort bavard et prodigue avec lui, d’ordinaire, en démonstrations d’amitié; il fut surpris de la hâte que ce personnage mit à passer, en esquivant un entretien. Il ne s’arrêta pas à ces impressions, et, continuant son chemin, il demanda à être introduit.
Il entra. Le dîner venait de finir. Son Altesse se tenait dans un des salons. Adossé à la cheminée, il fumait en causant avec ses hôtes, parmi lesquels Christophe distingua sa princesse, qui fumait aussi; négligemment renversée dans un fauteuil, elle parlait très haut à quelques officiers, qui faisaient cercle autour d’elle. La réunion était animée. Tous étaient fort gais; et Christophe, en entrant, entendit le rire épais du grand-duc. Mais ce rire s’arrêta net, quand le prince vit Christophe. Il poussa un grognement, et, fonçant droit sur lui:
– Ah! vous voilà, vous! cria-t-il. Vous daignez venir enfin? Est-ce que vous croyez que vous allez vous moquer de moi plus longtemps? Vous êtes un drôle, Monsieur!
Christophe fut si stupéfait par ce boulet reçu en pleine poitrine qu’il fut un moment avant de pouvoir articuler un mot. Il ne pensait qu’à son retard, qui ne pouvait légitimer une telle violence. Il balbutia:
– Altesse, qu’ai-je fait?
L’Altesse n’écoutait pas, et poursuivait avec emportement:
– Taisez-vous! Je ne me laisserai pas insulter par un drôle.
Christophe, blêmissant, luttait contre sa gorge contractée, qui refusait de parler. Il fit un effort, et cria:
– Altesse, vous n’avez pas le droit… vous n’avez pas le droit vous-même de m’insulter, sans me dire ce que j’ai fait.
Le grand duc se tourna vers son secrétaire, qui sortit un journal de sa poche et qui le lui tendit. Il était dans un état d’exaspération, que son humeur colérique ne suffisait pas à expliquer: les fumées de vins trop généreux y avaient aussi leur part. Il vint se planter devant Christophe, et, comme un toréador avec sa cape, il lui agita furieusement devant la figure le journal déplié et froissé, en criant:
– Vos ordures, Monsieur!… Vous mériteriez qu’on vous y mît le nez!
Christophe reconnut le journal socialiste:
– Je ne vois pas ce qu’il y a de mal, dit-il.
– Quoi! quoi! glapit le grand-duc. Vous êtes d’une impudence!… Ce journal de gredins, qui m’insultent journellement, qui vomissent contre moi des injures immondes!…
– Monseigneur, dit Christophe, je ne l’avais pas lu.
– Vous mentez! cria le grand-duc.
– Je ne veux pas que vous disiez que je mens, fit Christophe. Je ne l’avais pas lu, je ne m’occupe que de musique. Et d’ailleurs, j’ai le droit d’écrire où je veux.
– Vous n’avez aucun droit, sauf celui de vous taire. J’ai été trop bon pour vous. Je vous ai comblé de mes bienfaits, vous et les vôtres, malgré toutes les raisons que votre inconduite et celle de votre père m’auraient données de me séparer de vous. Je vous défends de continuer à écrire dans un journal qui m’est ennemi. Et de plus, d’une façon générale, je vous défends d’écrire quoi que ce soit, à l’avenir, sans mon autorisation. J’ai assez de vos polémiques musicales. Je n’admets pas que quelqu’un qui jouit de ma protection passe son temps à attaquer tout ce qui est cher aux gens de goût et de cœur, aux véritables Allemands. Vous ferez mieux d’écrire de meilleure musique, ou, si cela ne vous est pas possible, de travailler vos gammes et vos exercices. Je ne veux pas d’un Bebel musical, qui s’amuse à diffamer toutes les gloires nationales, à jeter le désarroi dans les esprits. Nous savons ce qui est bon, Dieu merci! Nous n’avons pas attendu que vous nous le disiez, pour le savoir. Donc, à votre piano, Monsieur, et fichez-nous la paix!
Le gros homme, face à face avec Christophe, le dévisageait avec des yeux insultants. Christophe, livide, essayât de parler; ses lèvres remuaient; il bégaya:
– Je ne suis pas votre esclave, je dirai ce que je veux, j’écrirai ce que je veux…
Il suffoquait, il était près de pleurer de honte et de rage; ses jambes tremblaient. En faisant un brusque mouvement du coude, il renversa un objet sur le meuble près de lui. Il se rendait compte qu’il était ridicule; et, en effet, il entendit rire: en regardant au fond du salon, il vit, au travers d’un brouillard, la princesse qui suivait la scène, en échangeant avec ses voisins des réflexions d’une commisération ironique. Dès lors, il perdit l’exacte conscience de ce qui se passait. Le grand-duc criait. Christophe criait plus fort que lui, sans savoir ce qu’il disait. Le secrétaire du prince et un autre fonctionnaire vinrent vers lui, et tâchèrent de le faire taire: il les repoussa; il agitait en parlant un cendrier qu’il avait saisi machinalement sur le meuble auquel il était adossé, Il entendait que le secrétaire lui disait.
– Allons, lâchez cela, lâchez cela!…
Et il s’entendait lui-même crier des mots sans suite, et frapper avec le cendrier le rebord de la table.
– Sortez! hurla le grand-duc, au comble de la fureur. Sortez! Sortez! Je vous chasse!
Les officiers s’étaient approchés du prince, et essayaient de le calmer. Le grand-duc, apoplectique, les yeux hors de la tête, criait qu’on jetât ce chenapan à la porte. Christophe vit rouge: il fut tout près d’appliquer son poing sur le mufle du grand-duc; mais il était écrasé par un chaos de sentiments contradictoires: la honte, la fureur, un reste de timidité, de loyalisme germanique, de respect traditionnel, d’habitudes humiliées devant le prince. Il voulait parler, il ne pouvait parler; il voulait agir, il ne pouvait agir; il ne voyait plus, il n’entendait plus: il se laissa pousser, et sortit.
Il passa au milieu des domestiques, impassibles, qui, venus près de la porte, n’avaient rien perdu du bruit de la dispute. Les trente pas qu’il eut à faire pour sortir de l’antichambre lui semblèrent durer toute une vie. La galerie s’allongeait, à mesure qu’il avançait. Il ne sortirait jamais!… La lumière du dehors, qu’il voyait luire là-bas, par la porte vitrée, était le salut… Il descendit l’escalier en trébuchant; il oubliait qu’il était nu-tête: le vieil huissier le rappela pour prendre son chapeau. Il lui fallut ramasser toutes ses forces pour sortir du château, traverser la cour, regagner sa maison. Il claquait des dents. Quand il ouvrit la porte de chez lui, sa mère fut épouvantée par sa mine et par son tremblement. Il l’écarta, il refusa de répondre à ses questions. Il monta dans sa chambre, s’enferma, et se coucha. Il avait un tel frisson qu’il n’arrivait pas à se déshabiller: la respiration coupée; les membres brisés… Ah! ne plus voir, ne plus sentir, n’avoir plus à soutenir ce misérable corps, à lutter contre l’ignoble vie, tomber, tomber sans souffle, sans pensée, n’être plus, nulle part!… – Ses habits arrachés avec une peine mortelle et épars autour de lui, par terre, il se jeta dans son lit et s’y enfonça jusqu’aux yeux. Tout bruit cessa dans la chambre – on n’entendit plus que le petit lit de fer, qui tremblait sur le carreau.