– Pourquoi es-tu si belle, et eux – les hommes – si laids?
N’importe! Il l’aimait, il l’aimait, il sentait qu’il l’aimerait toujours, que rien ne pourrait l’en déprendre. Il embrassa la terre avec ivresse. Il embrassait la vie:
– Je t’ai! Tu es à moi. Ils ne peuvent pas t’enlever à moi. Qu’ils fassent ce qu’ils veulent! Qu’ils me fassent souffrir!… Souffrir, c’est encore vivre!
Christophe se remit courageusement au travail. Il ne voulait plus rien avoir à faire avec les «hommes de lettres» les bien nommés, les phraseurs, les bavards stériles, les journalistes, les critiques, les exploiteurs et les trafiquants de l’art. Quant aux musiciens, il ne perdrait pas son temps davantage à combattre leurs préjugés et leurs jalousies. Ils ne voulaient pas de lui? – Soit! il ne voulait pas d’eux. Il avait son œuvre à faire: il la ferait. La cour lui rendait sa liberté: il l’en remerciait. Il remerciait les gens de leur hostilité: il allait pouvoir travailler en paix.
Louisa l’approuvait de tout son cœur. Elle n’avait point d’ambition; elle n’était pas une Krafft; elle ne ressemblait ni au père, ni au grand-père. Elle ne tenait aucunement pour son fils aux honneurs et à la réputation. Certes, elle se fût réjouie, qu’il fût riche et célèbre; mais si ces avantages devaient s’acheter au prix de trop de désagréments, elle aimait beaucoup mieux qu’il n’en fût pas question. Elle avait été plus affectée du chagrin de Christophe, à la suite de sa rupture avec le château, que de l’événement même: et, au fond, elle était ravie qu’il se fût brouillé avec les gens des revues et des journaux. Elle avait pour le papier noirci une méfiance de paysan: tout cela n’était bon qu’à vous faire perdre votre temps et à vous attirer des ennuis. Elle avait entendu quelquefois causer avec Christophe les petits jeunes gens de la Revue, avec qui il collaborait: elle avait été épouvantée de leur méchanceté: ils déchiraient tout à belles dents, ils disaient des horreurs de tout; et plus ils en disaient, plus ils étaient contents. Elle ne les aimait pas. Ils étaient sans doute très intelligents et très savants; mais ils n’étaient pas bons: elle se réjouissait que son Christophe ne les vît plus. Elle abondait dans son sens: qu’avait-il besoin d’eux?
– Ils peuvent dire, écrire et penser de moi ce qu’ils voudront, disait Christophe: ils ne peuvent pas m’empêcher d’être moi-même. Leur art, leur pensée, que m’importe? Je les nie!
Il est très beau de nier le monde. Mais le monde ne se laisse pas si facilement nier par une forfanterie de jeune homme. Christophe était sincère; mais il se faisait illusion, il ne se connaissait pas bien. Il n’était pas un moine, il n’avait pas un tempérament à renoncer au monde; surtout, il n’en avait pas l’âge. Les premiers temps, il ne souffrit pas trop: il était enfoncé dans la composition; et, tant que ce travail dura, il ne sentit le manque de rien. Mais quand il fut dans la période de dépression qui suit l’achèvement de l’œuvre et qui dure jusqu’à ce qu’une nouvelle œuvre s’empare de l’esprit, il regarda autour de lui, et il fut glacé de son abandon. Il se demanda pourquoi il écrivait. Tandis que l’on écrit, la question ne se pose pas: il faut écrire, cela ne se discute point. Ensuite on se trouve en présence de l’œuvre enfantée; l’instinct puissant qui l’a fait jaillir des entrailles s’est tu: on ne comprend plus pourquoi elle est née; à peine s’y reconnaît-on soi-même, elle est presque une étrangère, on aspire à l’oublier. Et cela n’est pas possible, tant qu’elle n’est ni publiée, ni jouée, tant qu’elle ne vit pas de sa vie propre dans le monde. Jusque-là, elle est le nouveau-né attaché à la mère, une chose vivante rivée à la chair vivante: il faut l’amputer pour vivre. Plus Christophe composait, plus grandissait en lui l’oppression de ces êtres sortis de lui, qui ne pouvaient ni vivre, ni mourir. Qui l’en délivrerait? Une poussée obscure remuait ces enfants de sa pensée; ils aspiraient désespérément à se détacher de lui, à se répandre dans d’autres âmes comme les semences vivaces, que le vent charrie dans l’univers. Resterait-il muré dans sa stérilité? Il en deviendrait enragé.
Puisque tout débouché: – théâtres, concerts, – lui était fermé, et que pour rien au monde il ne se fût abaissé à une démarche nouvelle auprès des directeurs qui l’avaient une fois éconduit, il ne lui restait d’autre moyen que de publier ce qu’il avait écrit; mais il ne pouvait se flatter qu’il trouverait plus facilement un éditeur pour le lancer qu’un orchestre pour le jouer. Les deux ou trois essais qu’il fit, aussi maladroitement que possible, lui suffirent; plutôt que de s’exposer à un nouveau refus, ou de discuter avec un de ces négociants et de supporter leurs airs protecteurs, il préféra faire tous les frais de l’édition. C’était une folie: il avait une petite réserve, qui lui venait de son traitement à la cour et de quelques concerts; mais la source de cet argent était tarie, et il se passerait longtemps avant qu’il en trouvât une autre; il eût fallu être assez sage pour ménager ce petit avoir, qui devait l’aider à passer la période difficile où il s’engageait. Non seulement il ne le fit pas; mais, cette réserve étant insuffisante à couvrir les dépenses de l’édition, il ne craignit pas de s’endetter. Louisa n’osait rien dire; elle le trouvait déraisonnable, et ne comprenait pas bien qu’on dépensât de l’argent pour voir son nom sur un livre; mais puisque c’était un moyen de lui faire prendre patience et de le garder auprès d’elle, elle était trop heureuse qu’il se contentât.
Au lieu d’offrir au public des compositions d’un genre connu, de tout repos, Christophe fit choix, parmi ses manuscrits, d’une série d’œuvres, très personnelles, et auxquelles il tenait beaucoup. C’étaient des pièces pour piano, où s’entremêlaient des Lieder, quelques-uns très courts et d’allure populaire, d’autres très développés et presque dramatiques. Le tout formait une suite d’impressions joyeuses ou tristes, qui s’enchaînaient d’une façon naturelle et que traduisait tour à tour le piano seul, et le chant, seul ou accompagné. «Car, disait Christophe, quand je rêve, je ne me formule pas toujours ce que je sens: je souffre, je suis heureux, sans paroles pour le dire; mais il vient un moment où il faut que je le dise, je chante sans y penser; parfois, ce ne sont que des mots vagues, quelques phrases décousues, parfois des poèmes entiers; puis, je me remets à rêver. Ainsi, le jour s’écoule: et c’est en effet un jour que j’ai voulu représenter. Pourquoi des recueils composés uniquement de chants, ou de préludes? Il n’est rien de plus factice et de moins harmonieux. Tâchons de rendre le libre jeu de l’âme!» – Il avait donc nommé la Suite: Une Journée. Les diverses parties de l’œuvre portaient des sous-titres, indiquant brièvement la succession des rêves intérieurs. Christophe y avait écrit des dédicaces mystérieuses, des initiales, des dates, que lui seul pouvait comprendre et qui lui rappelaient le souvenir d’heures poétiques, ou de figures aimées; la rieuse Corinne, la languissante Sabine, et la petite Française inconnue.
En outre de cette œuvre, il choisit une trentaine de ses Lieder, – de ceux qui lui plaisaient le plus, et, par conséquent, qui plaisaient le moins au public. Il s’était bien gardé de prendre ses mélodies les plus «mélodieuses»; il prit les plus caractéristiques. – (On sait que les braves gens ont toujours une grande peur de ce qui est «caractéristique». Ce qui est sans caractère leur ressemble beaucoup mieux,)