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– Ah! laissez cela! laissez cela! Je vais vous jouer plutôt du Wagner.

Ils ne demandaient pas mieux. Ils jouaient aux cartes derrière son dos. Il s’en trouvait toujours un pour rapporter la chose au directeur; et Christophe s’entendait rappeler qu’il n’était pas là pour faire aimer la musique à ses élèves, mais pour la leur faire chanter. Il recevait les semonces en frémissant; mais il les acceptait: il ne voulait pas rompre. – Qui lui eût dit, il y avait quelques années, quand sa carrière s’annonçait brillante et assurée, (alors qu’il n’avait rien fait), qu’il en serait réduit à ces humiliations, dès l’instant qu’il commencerait à valoir quelque chose?

Parmi les souffrances d’amour-propre que lui causa sa charge à l’institution, une des moins pénibles pour lui ne fut pas la corvée des visites obligatoires à ses collègues. Il en fit deux, au hasard; et cela l’ennuya tellement qu’il n’eut pas le courage de continuer. Les deux privilégiés ne lui en surent aucun gré: mais les autres se jugèrent personnellement offensés. Tous regardaient Christophe comme leur inférieur, en situation et en intelligence et ils prenaient avec lui des manières protectrices. Ils avaient l’air si sûrs d’eux-mêmes et de l’opinion qu’ils avaient de lui, qu’il lui arrivait de la partager; il se sentait stupide auprès d’eux: qu’eût-il pu trouver à leur dire? Ils étaient pleins de leur métier et ne voyaient rien au delà Ils n’étaient pas des hommes. Si, du moins, ils avaient été des livres! Mais ils étaient des notes à des livres, des commentaires philologiques.

Christophe fuyait les occasions de se trouver avec eux. Mais elles lui étaient quelquefois imposées. Le directeur recevait, un jour par mois, dans l’après-midi; et il tenait à ce que tout son monde fût là. Christophe, qui avait esquivé la première invitation, sans même s’excuser, faisant le mort, dans l’espoir fallacieux que son absence ne serait pas remarquée, fut l’objet, dès le lendemain, d’une observation aigre-douce. La fois suivante, chapitré par sa mère, il se décida à venir; il y mit autant d’entrain que s’il allait à un enterrement.

Il se trouva dans une réunion de professeurs de l’institution et d’autres écoles de la ville, avec leurs femmes et leurs filles. Entassés dans un salon trop petit, ils étaient hiérarchiquement groupés, et ne firent nulle attention à lui. Le groupe le plus voisin parlait de pédagogie et de cuisine. Toutes ces femmes de professeurs avaient des recettes culinaires, qu’elles professaient avec un pédantisme exubérant et revêche. Les hommes n’étaient pas moins intéressés par ces questions, et à peine moins compétents. Ils étaient aussi fiers des talents domestiques de leurs femmes que celles-ci du savoir de leurs époux. Debout, près d’une fenêtre, adossé au mur, ne sachant quelle contenance faire, tantôt tâchant de sourire bêtement, tantôt sombre, l’œil fixe, les traits contractés, Christophe crevait d’ennui. À quelques pas, assise dans l’embrasure de la fenêtre, une jeune femme, à qui personne ne parlait, s’ennuyait comme lui. Tous deux regardaient la salle, et ne se regardaient pas. Après un certain temps, ils se remarquèrent, au moment où, n’en pouvant plus, ils se détournaient pour bâiller. Juste à cette minute, leurs yeux se rencontrèrent. Ils échangèrent un regard de complicité amicale. Il fit un pas vers elle. Elle lui dit, à mi-voix.

– On s’amuse?

Il tourna le dos à la salle, et, regardant la fenêtre, il tira la langue. Elle éclata de rire et, subitement réveillée, elle lui fit signe de s’asseoir auprès d’elle. Ils firent connaissance. Elle était femme du professeur Reinhart, chargé du cours d’histoire naturelle à l’école, et nouvellement arrivé dans la ville, où ils ne connaissaient encore personne. Elle était loin d’être belle, le nez gros, de vilaines dents, peu de fraîcheur, mais des yeux vifs, assez spirituels, et un sourire bon enfant. Elle bavardait comme une pie: il lui donna la réplique avec entrain; elle avait une franchise amusante, des boutades drolatiques; ils échangeaient en riant leurs impressions, tout haut, sans se préoccuper de ceux qui les entouraient. Leurs voisins, qui n’avaient pas daigné s’apercevoir de leur existence, quand il eût été charitable de les aider à sortir de leur isolement, leur jetaient maintenant des regard mécontents: il était de mauvais goût de s’amuser autant!… Mais ce qu’on pouvait penser d’eux était indifférent aux deux bavards: ils prenaient leur revanche.

À la fin, madame Reinhart présenta son mari à Christophe. Il était extrêmement laid: une figure blême, glabre, grêlée, un peu macabre, mais un air de grande bonté. Il parlait du fond de la gorge, et articulait les mots d’une manière sentencieuse, ânonnante, en faisant des pauses entre les syllabes.

Ils étaient mariés depuis quelques mois, et ces deux laiderons étaient épris l’un de l’autre: ils avaient une façon affectueuse de se regarder, de se parler, de se prendre la main, au milieu de tout ce monde, – qui était comique et touchante. Ce que l’un voulait, l’autre le voulait aussi. Tout de suite, ils invitèrent Christophe à venir souper chez eux, au sortir de la réception. Christophe commença par se défendre, en plaisantant; il disait que, pour ce soir, ce qu’on avait de mieux à faire, c’était d’aller se coucher: on était moulu d’ennui, comme après une marche de dix lieues. Mais madame Reinhart répliqua que, précisément, il ne fallait pas en rester là: il serait dangereux de passer la nuit sur ces pensées lugubres. Christophe se laissa faire violence. Dans son isolement, il se sentait heureux d’avoir rencontré ces braves gens, pas très distingués, mais simples et gemütlich [11].

*

Le petit intérieur des Reinhart était gemütlich, comme eux. C’était un Gemüt [12] un peu bavard, un Gemüt avec inscriptions. Les meubles, les ustensiles, la vaisselle parlaient, répétaient sans se lasser leur joie de recevoir «le cher hôte», s’informaient de sa santé, lui donnaient des conseils affables et vertueux. Sur le sofa, – qui au reste était fort dur, – s’étalait un petit coussin, qui murmurait amicalement:

– Seulement un petit quart d’heure! (Nur ein Viertelstündchen!)

La tasse de café, qu’on offrit à Christophe, insistait pour qu’il en reprît:

– Encore une petite goutte! (Noch ein Schluckchen!). Les assiettes assaisonnaient de morale la cuisine, d’ailleurs excellente. L’une disait:

– Pense à tout: autrement il ne t’arrivera rien de bon.

L’autre:

– L’affection et la reconnaissance plaisent. L’ingratitude déplaît à tous.

Bien que Christophe ne fumât point, le cendrier sur la cheminée ne put se tenir de se présenter à lui:

– Petite place de repos pour les cigares brûlants. (Ruheplätzchen für brennende Cigarren).

Il voulut se laver les mains. Le savon sur la table de toilette dit:

– Pour notre cher hôte. (Für unseren lieben Gast.) Et l’essuie-mains sentencieux, comme quelqu’un de très poli, qui n’a rien à dire, mais qui se croit obligé à dire tout de même quelque chose, lui fit cette réflexion, pleine de bon sens, mais non pas d’à-propos, «qu’il faut se lever de bonne heure, pour jouir de la matinée»: