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– Morgenstund kat Gold im Mund.

Christophe finit par ne plus oser se tourner sur sa chaise, de peur de s’entendre interpeller par d’autres voix venues de tous les coins de la chambre. Il avait envie de leur dire:

– Taisez-vous donc, petits monstres! On ne s’entend pas ici.

Et il fut pris d’un fou rire, qu’il tâcha d’expliquer à ses hôtes par le souvenir de la réunion de tout à l’heure, à l’école. Pour rien au monde, il n’eût voulu les blesser. Au reste, il n’était pas très sensible au ridicule. Très vite, il s’habitua à la cordialité loquace des choses et des êtres. Que ne leur eût-il passé! C’étaient de si bonnes gens! Ils n’étaient pas ennuyeux; s’ils manquaient de goût, ils ne manquaient pas d’intelligence.

Ils se trouvaient un peu perdus dans le pays, où ils venaient d’arriver. La susceptibilité insupportable de la petite ville de province n’admettait point qu’on y entrât, comme dans un moulin, sans avoir sollicité, dans les règles, l’honneur d’en faire partie. Les Reinhart n’avaient pas tenu assez de compte du protocole provincial, qui régit les devoirs des nouveaux arrivants dans une ville, à l’égard de ceux qui y sont installés avant eux. À la rigueur, Reinhart s’y fût soumis machinalement. Mais sa femme, que ces corvées assommaient, et qui n’aimait pas à se gêner, les remettait de jour en jour. Elle avait choisi dans la liste des visites celles qui l’ennuyaient le moins, pour les faire d’abord; les autres étaient indéfiniment remises. Les notabilités, qui se trouvaient comprises dans cette dernière catégorie, étaient suffoquées d’un tel manque d’égards. Angelika Reinhart- (son mari la nommait Lili) – avait des manières un peu libres; elle ne parvenait pas à prendre le ton officiel. Elle interpellait ses supérieurs hiérarchiques, qui en rougissaient d’indignation; elle ne craignait pas, au besoin, de leur donner un démenti. Elle avait la langue bien pendue et éprouvait le besoin de dire tout ce qui lui passait par la tête: c’étaient parfois des sottises énormes, dont on se moquait derrière son dos; c’était aussi de grosses malices, décochées en pleine poitrine, et qui lui faisaient des ennemis mortels. Elle se mordait la langue, au moment où elle les disait, et elle eût voulu les retenir: mais il était trop tard. Son mari, le plus doux et le plus respectueux des hommes, lui faisait à ce sujet de timides observations. Elle l’embrassait, en lui disant qu’elle était une sotte, et qu’il avait raison. Mais, l’instant d’après, elle recommençait; et c’était surtout quand et où il fallait le moins dire certaines choses, qu’aussitôt elle les disait: elle eût crevé, si elle ne les eût dites. – Elle était bien faite pour s’entendre avec Christophe.

Parmi les nombreuses choses saugrenues, qu’il ne fallait pas dire, et que par conséquent elle disait, revenait à tout propos une comparaison déplacée de ce qui se faisait en Allemagne et de ce qui se faisait en France. Allemande elle-même, – (nulle ne l’était plus qu’elle) – mais élevée en Alsace, et en rapports d’amitié avec des Alsaciens français, elle avait subi cette attraction de la civilisation latine, à laquelle ne résistaient pas, dans les pays annexés, tant d’Allemands, et de ceux qui semblaient les moins faits pour la sentir. Peut-être, pour dire vrai, cette attraction était-elle devenue plus forte, par esprit de contradiction, depuis qu’Angelika avait épousé un Allemand du Nord et se trouvait dans un milieu purement germanique.

Dès la première soirée avec Christophe, elle entama son sujet de discussion habituel. Elle vanta l’aimable liberté des conversations françaises. Christophe lui fit écho. La France, pour lui, était Corinne: de beaux yeux lumineux, une jeune bouche rieuse, des manières franches et libres, une voix bien timbrée: il avait grande envie d’en connaître davantage.

Lili Reinhart tapa des mains de se trouver si bien d’accord avec Christophe.

– C’est dommage, dit-elle, que ma petite amie française ne soit plus ici; mais elle n’a pu y tenir: elle est partie.

L’image de Corinne s’éteignit aussitôt. Comme une fusée qui meurt fait paraître soudain dans le ciel sombre les douces et profondes lueurs des étoiles, une autre image, d’autres yeux apparurent.

– Qui? demanda Christophe, sursautant. La petite institutrice?

– Comment! fit madame Reinhart, vous la connaissiez aussi?

Ils firent sa description: les deux portraits étaient identiques.

– Vous la connaissiez? répétait Christophe. Oh! dites-moi tout ce que vous savez d’elle!…

Madame Reinhart commença par protester qu’elles étaient amies intimes et qu’elles se confiaient tout. Mais quand il fallut entrer dans le détail, ce tout se réduisit à fort peu de chose. Elles s’étaient rencontrées en visite. Madame Reinhart avait fait des avances à la jeune fille; et, avec son habituelle cordialité, elle l’avait invitée à venir la voir. La jeune fille était venue deux ou trois fois, et elles avaient causé. Ce n’avait pas été sans peine que la curieuse Lili avait réussi à savoir quelque chose de la vie de la petite Française: la jeune fille était fort réservée; il fallait lui arracher son histoire, lambeau par lambeau. Madame Reinhart avait tout juste appris qu’elle se nommait Antoinette Jeannin; elle était sans fortune, et avait, pour toute famille, un jeune frère resté à Paris, qu’elle se dévouait à soutenir. Elle parlait de lui sans cesse: c’était le seul sujet sur lequel elle se montrât un peu expansive; et Lili Reinhart avait gagné sa confiance, en témoignant une sympathie apitoyée pour le jeune garçon, seul à Paris, sans parents, sans amis, pensionnaire dans un lycée. C’était pour subvenir aux frais de son éducation qu’Antoinette avait accepté une place à l’étranger. Mais les deux pauvres enfants ne pouvaient vivre l’un sans l’autre; ils s’écrivaient chaque jour; et le moindre retard à l’arrivée de la lettre attendue les jetait dans une inquiétude maladive. Antoinette ne cessait de se tourmenter pour son frère: l’enfant n’avait pas le courage de lui cacher la tristesse de sa solitude; chacune de ses plaintes résonnait dans le cœur d’Antoinette avec une intensité déchirante; elle se torturait à la pensée qu’il souffrait, et elle s’imaginait souvent qu’il était malade, mais qu’il ne voulait pas le dire. La bonne madame Reinhart avait dû bien des fois la rabrouer amicalement, peur ces craintes sans motif; et elle réussissait, pour un moment, à lui rendre confiance. – Sur la famille d’Antoinette sur sa condition, sur le fond de son âme, elle n’avait rien pu savoir. À la première question, la jeune fille se repliait sur elle-même, avec une timidité effarouchée. Elle était instruite, elle paraissait avoir une expérience précoce; elle semblait à la fois naïve et désabusée, pieuse et sans illusions. Elle n’avait pas été heureuse ici, dans une famille sans tact et sans bonté. – Comment elle était partie, madame Reinhart ne savait pas au juste. On prétendait qu’elle s’était mal conduite. Angelika n’en croyait rien; elle eût mis sa main au feu que c’étaient de dégoûtantes calomnies, bien dignes de cette ville sotte et malfaisante. Mais il y avait eu des histoires: peu importaient lesquelles, n’est-ce pas?

– Oui, dit Christophe, qui baissait la tête.

– Enfin, elle est partie.

– Et que vous a-t-elle dit, en partant?

– Ah! dit Lili Reinhart, je n’ai pas eu de chance. Justement, j’étais allée à Cologne pour deux jours: Au retour… Zu spät! (Trop tard)!… s’interrompit-elle, pour semoncer sa bonne, qui lui apportait le citron trop tard pour le prendre dans son thé.

Et elle ajouta sentencieusement, avec la solennité naturelle que les vraies âmes allemandes mettent à officier les actes familiers de l’existence quotidienne: