– Comme si souvent dans la vie!…
(On ne savait s’il s’agissait du citron, ou de l’histoire interrompue).
Elle reprit:
– Au retour, j’ai trouvé un mot d’elle, me remerciant de tout ce que j’avais fait, et me disant qu’elle retournait à Paris. Elle n’a pas laissé d’adresse.
– Et elle n’a plus écrit?
– Plus rien.
Christophe vit de nouveau disparaître dans la nuit la mélancolique figure, dont les yeux lui étaient réapparus, un moment, tels qu’ils le regardaient, pour la dernière fois à travers la glace du wagon.
L’énigme de la France se posait de nouveau avec plus d’insistance. Christophe ne se lassait pas d’interroger madame Reinhart sur ce pays qu’elle prétendait connaître. Et madame Reinhart, qui n’y était jamais allée, ne manquait point de le renseigner. Reinhart, excellent patriote, plein de préjugés contre la France, qu’il ne connaissait pas mieux que sa femme, risquait parfois des réserves, quand l’enthousiasme de Lili devenait trop excessif; mais elle redoublait ses assertions avec plus d’énergie, et Christophe, sans savoir, de confiance, faisait chorus.
Ce qui lui fut plus précieux encore que les souvenirs de Lili Reinhart, ce furent ses livres. Elle s’était fait une petite bibliothèque de volumes français: des manuels d’école, quelques romans, quelques pièces achetées au hasard. À Christophe, avide de s’instruire et ne connaissant rien de la France, ils parurent un trésor, quand Reinhart les mit obligeamment à sa disposition.
Il prit, pour commencer, des recueils de morceaux choisis, d’anciens livres scolaires, qui avaient servi à Lili Reinhart ou à son mari, quand ils allaient en classe. Reinhart assurait qu’il lui fallait débuter par là, s’il voulait apprendre à se débrouiller au milieu de cette littérature, qui lui était totalement inconnue. Christophe, plein de respect pour ceux qui en savaient plus que lui, obéit religieusement; et, le soir même, il se mit à lire. Il tâcha d’abord de se rendre compte sommairement des richesses qu’il possédait.
Il fit connaissance avec des écrivains français, qui se nommaient: Théodore-Henri Barrau, François Pétis de la Croix, Frédéric Baudry, Émile Delérot, Charles-Auguste-Désiré Filon, Samuel Descombaz, et Prosper Baur. Il lut des poésies de l’abbé joseph Reyre, de Pierre Lachambaudie, du duc de Nivernois, de André van Hasselt, d’Andrieux, de madame Colet, de Constance-Marie princesse de Salm-Dyck, de Henriette Hollard, de GabrielJean-Baptiste-Ernest-Wilfrid Legouvé, d’Hippolyte Violeau, de Jean Reboul, de Jean Racine, de Jean de Béranger, de Frédéric Béchard, de Gustave Nadaud, d’Édouard Plouvier, d’Eugène Manuel, de Hugo, de Millevoye, de Chênedollé, de James Lacour Delâtre, de Félix Chavannes, de Francis-Édouard-Joachim dit François Coppée, et de Louis Belmontet. Christophe, perdu, noyé, submergé dans ce déluge poétique, passa à la prose. Il y trouva Gustave de Molinari, Fléchier, Ferdinand-Édouard Buisson, Mérimée, Malte-Brun, Voltaire, Lamé-Fleury, Dumas père, J.-J. Rousseau, Mézières, Mirabeau, de Mazade, Claretie, Cortambert, Frédéric II, et monsieur de Voguë. L’historien français le plus souvent cité était Maximilien Samson-Frédéric Schœll. Christophe trouva dans cette anthologie française la Proclamation du nouvel Empire d’Allemagne; et il lut un portrait des Allemands par Frédéric-Constant de Rougemont, où il apprit que «l’Allemand naissait pour vivre dans le monde de l’âme. Il n’a point la gaieté bruyante et légère du Français. Il a beaucoup d’âme; ses affections sont tendres, profondes. Il est infatigable dans ses travaux et persévérant dans ses entreprises. Il n’est pas de peuple qui soit plus moral, et chez qui la durée de la vie soit aussi longue. L’Allemagne compte un nombre extraordinaire d’écrivains. Elle a le génie des beaux-arts. Tandis que les habitants des autres pays mettent leur gloire à être Français, Anglais, Espagnols, l’Allemand au contraire embrasse dans son amour impartial l’humanité entière. Enfin, par sa position au centre, même de l’Europe, la nation allemande semble être à la fois le cœur et la raison supérieure de l’humanité.»
Christophe, fatigué, étonné, ferma le livre et pensa:
– Les Français sont de bons garçons; mais ils ne sont pas forts.
Il prit un autre volume. Celui-ci était d’un niveau supérieur; il s’adressait aux grandes Écoles. Musset y tenait trois pages, et Victor Duruy trente. Lamartine sept pages, et Thiers près de quarante. On donnait le Cid tout entier, – presque tout entier: – (on avait supprimé les monologues de don Diègue et de Rodrigue, parce qu’ils faisaient longueur…) – Lanfrey exaltait la Prusse contre Napoléon Ier.: aussi, la place ne lui avait pas été mesurée; il en tenait plus, à lui seul, que tous les grands classiques du dix-huitième siècle. De copieux récits des défaites françaises de 1780 avaient été puisés dans la Débâcle de Zola. On ne voyait là ni Montaigne, ni La Rochefoucauld, ni La Bruyère, ni Diderot, ni Stendhal, ni Balzac, ni Flaubert. En revanche, Pascal, absent de l’autre livre, apparaissait dans celui-ci, à titre de curiosité; et Christophe apprit en passant que ce convulsionnaire «faisait partie des pères de Port-Royal, institution de jeunes filles, près de Paris… [13]»
Christophe fut sur le point d’envoyer tout promener: la tête lui tournait; il n’y voyait plus rien. Il se disait: «Jamais je n’en sortirai.» Il était incapable de se formuler un jugement. Il feuilletait au hasard, depuis des heures, sans savoir où il allait. Il ne lisait pas facilement le français; et, quand il s’était donné bien du mal pour comprendre un passage, c’étaient presque toujours des choses insignifiantes et ronflantes.
Cependant, du milieu de ce chaos, des traits de lumière jaillissaient, des coups d’épée, des mots cinglants et cabrants, des rires héroïques. Peu à peu, une impression se dégageait de cette première lecture, peut-être par le fait du plan tendancieux des recueils. Les éditeurs allemands avaient surtout choisi dans ces morceaux tout ce qui pouvait établir, au témoignage des Français eux-mêmes, les défauts des Français et la supériorité allemande. Mais ils ne se doutaient pas que ce qu’ils mettaient ainsi en lumière, aux yeux d’un esprit indépendant, comme Christophe, c’était l’étonnante liberté de ces Français, qui critiquaient tout chez eux et louaient leurs adversaires, Michelet célébrait Frédéric II, Landrey les Anglais de Trafalgar, Charras la Prusse de 1813. Nul ennemi de Napoléon n’avait osé en parler d’une façon aussi dure. Les choses les plus respectées n’étaient pas à l’abri de leur esprit frondeur. Jusque sous le grand Roi, les poètes à perruques avaient leur franc-parler. Molière n’épargnait rien, La Fontaine raillait tout. Boileau flétrissait la noblesse, Voltaire insultait la guerre, fessait la religion, bafouait la patrie. Moralistes, satiriques, pamphlétaires, auteurs comiques, rivalisaient d’audace joyeuse ou sombre. C’était un manque de respect universel. Les honnêtes éditeurs allemands en étaient quelquefois effarés; ils éprouvaient le besoin de rassurer leur conscience, en cherchant à excuser Pascal, qui mettait dans le même sac les cuisiniers, les crocheteurs, les soldats et les goujats; ils protestaient, en note, que Pascal n’eût point parlé ainsi, s’il avait connu les nobles armées modernes. Ils ne manquaient pas non plus de rappeler avec quel bonheur Lessing avait corrigé les Fables de la Fontaine, changeant d’après le conseil du Genevois Rousseau, le fromage de maître Corbeau en un morceau de viande empoisonnée, dont meurt le vil renard: